Revenir de Mortefontaine

Gérard de Nerval photographié par Nadar en 1854

Relisant une fois de plus ces récits, je doutai que le titre Promenades et souvenirs fut donné par l’auteur, tant il est, de prime abord, générique – mais un titre plus ancien Paris-Mortefontaine fut biffé de sa main. Le Paris qu’il doit quitter faute de moyens; les premières pages se donnent comme une recherche si pragmatique – comment trouver un lieu possible dans cette ville ?

La ville se transforme, le moindre endroit devient inaccessible, même une cave ou un grenier sans vue. Il remonte alors vers les pentes de Montmartre, encore fragmentaire et troué, éboulé, plein de moulins et de tavernes. Mais la circonvolution doit se poursuivre : Saint-Denis, Orri-la-ville, Saint-Leu-d’Esserent, Ermenonville, Chaalis, Mortefontaine. Mortefontaine, le lieu mythique de l’enfance remémorée, réinscrite sans cesse – lieu du nom: le Clos de Nerval. C’est la marche incertaine d’un aujourd’hui devenu insupportable, alors… aller vers cette zone avec la prescience qu’un temps figé attend notre apparition. Aller vers ce qui se révèlerait par ces creusements – une nouvelle jointure – pour que le passé se mêle au présent. On marche, on est dans le silence, on boit, on repart et, de lieu en lieu, tout revient vers nous comme des capsules temporelles, à chaque lieu son espace-temps. Et ces zones visitées de travers dépassent de loin la vie que l’on porte, ça nous dépasse de loin. Respirer l’air d’un passé qui nous attendait tel quel – coupes sagittales qui bornent cet imaginaire a-chronologique, issu partiellement de nous, de nous et du lieu mais du reste, aussi, le non-connu, ce qui se forme à notre présence. Promenades et souvenirs, déambulations et remembrances, ce qui nous revient est le passé tel qu’il n’a, finalement, jamais été puisqu’il se recompose sous le fil de l’écriture – action creusant dans un imaginaire créateur de liens. C’est bien de cette matrice que surgit l’outre-passé.

Ainsi, en huit étapes, on s’enfonce vers la mémoire, la notre propre et d’autres encore et l’intention la plus pragmatique : où aller ? tout est si cher ! se mue en une construction qu’il devient difficile à gérer, souvenirs concrets, reconstruits, dérivants, des faits super- naturalistes à ceux surgis d’une raison devenue infra-mince – c’est une vie foisonnante qui pulse à travers la douleur d’exister encore. Il brasse une fois encore ces endroits, mille fois explorés, reliés de mille façons différentes. Ses errances sont parmi les dernières vécues, cette trentaine de pages, parmi les dernières écrites. Psychogéographie, le cercle se rétrécit, l’orbe se restreint mais mentalement ça implose. Il existe un texte noté Paris-Mortefontaine non retenu, il commence par : « Gloire aux tentes de Cédar et aux tabernacles de Sion! j’ai reconnu ma patrie au ciel… Les voix de mes soeurs étaient douces et la parole de ma mère résonnait comme un pur cristal. », mais ça allait bien trop loin, ça dépassait le cadre de l’évocation onirique pour atteindre les visions proches de celles d’Aurélia. Juste avant le basculement irrémédiable, le fil de l’équilibre instable.

Les premières lignes du septième paragraphe nommé Voyage du Nord : « Que le vent enlève ces pages écrites dans des instants de fièvre ou de mélancolie, – peu importe : il en a déjà dispersé quelques-unes et je n’ai pas le courage de les récrire. » Ces lignes nous plongent maintenant dans une réflexion abyssale. Qui est mort, qui est vivant ? Quelle est la nature de ces fragments ? Réels ou d’une invention qui nous constitue ? Qu’a-t-on finalement ramené à la surface ? Et qu’a-t-on fait de ces feuillets remontés ainsi ? Ont-ils été préservés, perdus, effacés ? Détruits, peut-être. Oui, à la fin, fini les maisons, perdue la demeure avec une table et un lit. Pourquoi n’envisagerait-on pas une errance perpétuelle, une résidence mobile ? Dans les dernières lignes, il pleut, un chapiteau est en vue, on l’y invite. Dernière description d’une troupe de cirque errant. Une fausse dernière chance, les frères et les soeurs de la femme Mérinos dans Soirées d’Octobre. Mais l’averse cesse et il finit par repartir vers Paris, sans domicile fixe, jusqu’aux froids funèbres de janvier 1855. Une corde à la grille d’une rue qui n’existe plus. Avec dans la poche intérieure de son veston, les ultimes pages, les visions dernières d’Aurélia. Ces feuilles-là qui décrivent avec une minutie transparente ce qui ne peut s’écrire. Et pour ces manuscrits retrouvées dans une poche, combien laissés dans un café ou sur un banc, combien oubliés dans un meublé quand c’était possible encore ou fourrés dans d’autres poches, celles de son manteau perdu ou donné.

Promenades et Souvenirs ont paru en trois parties, le 20 décembre 1854, le 6 janvier 1855 et le 3 février 1985, soit sept jours après sa mort.

13 juin 2020

Les étangs de Mortefontaine par Camille Corot, circa 1860.