construction de la Sambre (en 63 fragments)

publié par Gilles Collard et Nicolas Carpentiers dans la revue Pylône #5/6, automne 2006

1.
Mille éléments se structurent sans trouver de forme, il s’agit pourtant bien d’une construction.

2.
A la source, il y a cette boue qui semble fraîche, on la prendrait pour en faire un masque. Il n’y a pas d’image, pas vraiment de son, pas de date, rien qui puisse évoquer quoi que ce soit. Un peu d’eau s’écoule d’un pré, un peu plus loin se forme une marre minuscule.

3.
Mais déjà cette origine est frappée par le sceau de la fausseté. Ça ne commence jamais comme cela. De lents écoulements sourdent ici et là.

4.
Des éléments se repèrent à la confluence, des eaux se mêlent.

5.
La mère d’un peintre suffisamment connu pour avoir orné le fronton du théâtre de la plus grande ville de la région y est morte noyée, un suicide.

6.
Près des écluses, là où ça bouillonne.

7.
On y tourne un film à ce que je vois. L’homme semble jeune encore (mais le temps passe plus vite que le courant) – il laisse son regard se perdre comme le soleil décline.

8.
Porte une veste en cuir ayant appartenu à son fils. Tente de téléphoner, n’y arrive pas. Problème de monnaie.

9.
Une voiture roule dans la nuit et vous êtes à l’intérieur, cette voiture roule au bord d’un fleuve et vous avez sept ans. Dans la soirée, on vous a raconté une histoire de main coupée qui se déplace seule, et vous la voyez dans votre chambre, tapie sous le lit, attendant que vous vous endormiez, elle rampe lentement mais tente plutôt de s’enfuir, pas de vous étreindre. Aucune violence ne réside dans ces doigts qui bougent. Le seul problème c’est qu’elle existe, qu’elle soit. A-t-on de la pitié pour cette main ? Elle se languit des jours entiers dans la bibliothèque de la salle d’attente du pédiatre. La salle est obscure mais on la distingue derrière le brun légèrement cuivré des reliures anciennes.
Les reflets des lampes à iode se plissent sur l’obscurité de l’eau et semblent suivre la voiture, parfois la précéder.

10.
Ce ne sont pas mes sous-vêtements qui traînent sur ces rives. Absolument pas possible. Des enfants jouent plus loin. Il y a encore des roseaux et pas d’industrie.

11.
On a pas le temps de décrire les frémissements ou ce genre de choses, pas le temps de dire la couleur changeante de l’eau. On sait tout cela ou on l’imagine.

12
On sait juste que c’est pas la peine de revenir avec ses griefs, avec son cœur, ses sentiments, tous ces tremblements. Autant envoyer une motte en plein milieu.

13.
Des barques, ça rame, on pêche des deux côtés de la frontière.

14.
Miroitement de l’industrie lourde, l’hiver. Voilà qu’un peintre y pose son chevalet. Des ouvriers passent.

15
A un moment de l’histoire, le cours d’eau se répand dans les champs environnants. L’idée apparaît de placer des piliers pour renforcer les berges. Il faut des chemins de halage praticables.

16
Désormais tu n’iras pas plus loin (désormais tu vas reculer !).
Je ne sais combien de voitures s’y sont enfoncées. J’en connais au moins une. A bord d’une vielle Citroën se trouvait un garçon dégingandé qu’on appelait Le Lombric. Une fin d’après-midi, après des jours de cris, rentrant chez lui, il comprit que sa jeune épouse était partie pour de bon. Il prit leur voiture et se dirigea vers l’écluse.

17.
Combien de ricochets ? On atteint des zones de couleurs indécises, des taches d’huile de vidange. Quand une péniche passe, on arrête quelques minutes.

18.
Ce jardin n’est pas funèbre (ni ne cache bien des mystères) simplement il donne sur la rivière. L’été on y installe des piscines en plastique, l’hiver on y reste quelques instants avant de rentrer. Au printemps, les avirons.

19.
La peinture est toujours assez morale quand elle retrace les horreurs rencontrées. Oui m’sieur, ces toiles sont désormais propriété de la ville et en disent long sur la soi-disant beauté mélancolique de la classe ouvrière luttant (ou tout au moins souffrant).

20
Angle de ses bras (manches retroussées, poignets transparents) à la lumière du jour. Ça c’est pour l’automne.

21.
Les usines inondées. L’odeur crue du charbon ou de coke flottant dans les rues, dans les cours, jusque dans les chambres.

22.
Des années de vases brisés. L’eau se faufile dans la terre. Il existe bien un flux, plus bas.

23
On ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve. Dans la Sambre, pas même une fois.

24
Le ciel se remplit d’oiseaux qui émigrent – leur passage au-dessus des villes. Rien ne les ferait se poser ici. Un miroir que l’on agite en contre bas. Dans une heure, tout deviendra sombre.

25.
Fragments d’un monde flottant. A l’écluse il y avait bien un café, et dans ce café il y avait bien une femme tout à fait seule. Le salon du chaland consistait en une couche et une lampe suspendue.

26.
Tout au long, il n’était pas rare de rencontrer des chiots crevés, parfois un chat qu’on avait noyé (y en a trop).

27
L’eau noire – l’eau qui remontait lentement la rue, celle qui sortait des mines de charbons. Nous, on attendait. Quelques ouvriers faisaient des mesures. Déjà les bois flottaient dans les caves.

28.
Le garage commence a être envahi par les eaux, on ouvre les volets, on déplace les voitures à la hâte.

29.
Le roi visite la ville, réconforte la population. Je dis à la classe que je l’ai vu, qu’il est même venu chez nous. Cela a été dit aux informations, en réalité il n’a pu se déplacer – ce soir tout le monde le sait. Demain je me retrouverai dans cette cour (toujours épargnée hélas).

30.
A l’époque, l’étanchéité des voitures n’était pas ce qu’elle est aujourd’hui (image d’un homme noyé flottant dans l’habitacle). Aucune poche d’air n’a été constatée. Un vieux modèle Mazda s’enfonce depuis lors dans la vase.

31
A minuit, les bateliers font retentir leurs sirènes. L’an neuf fêté dans l’isolement d’une cabine. Partout ailleurs, c’est la nuit, le brouillard troué de reflets, le fanal des grues, les murs gris des entrepôts.

32
Escarmouches sur les terrils enneigés. La Sambre en contrebas. Peu d’histoires qui ne se développent loin des eaux. Eventuellement, on dynamite un pont.

33.
C’est la banlieue rouge, ici. Les affiches, on les arrache.

34
L’usure de l’eau (l’eau morte) sur les bords. Jamais rien de nouveau.

35
Les bienfaits de l’orage. On se réveille la nuit. Dehors tout se déchaîne. Des éclairs sur l’eau troublée (une illusion d’héroïsme).

36
Sur l’ancien pont-levis, je plaçai ma précieuse bague dans le creux de ma main gauche et un peu de monnaie dans la droite. Je regardai l’eau en bas, puis fermai les yeux, à un moment, une de mes mains s’ouvrit.

37.
Il y avait quelqu’un sur l’autre rive et je lui fis signe. L’homme se signa et s’engagea hors du sentier. Il pénétra dans une sorte de bosquet d’où jaillit un merle (ou peut être un étourneau). Sa silhouette s’abaissa. Je repris mon vélo et continuai ma promenade.

38.
Quelqu’un avait vu une chose monstrueuse et l’avait dit à un autre, cet autre, un jour – combien de temps après? – avait fini par nous le révéler. Sur les bords de la Sambre, il n’y avait pas de roseaux mais des ombellifères, fanées, elles étaient creuses. On disait qu’elles se nourrissaient du sang des animaux morts (un rat, un chat), que parfois, lorsqu’on les coupait, un suc rougeâtre s’en échappait et que cela en constituait la preuve. Voilà comment les preuves se bâtissaient. On savait qu’il existait des dictionnaires et des livres où les vérités étaient consignées, mais cela ne nous regardait pas. Le monde des profs (un autre monde). Avoir été coupé de tout cela, nous a rendu singuliers. Nous, on devait s’organiser, se battre, on devait se montrer fort, étant faible, n’ayant rien, étant des rébus, à ce qu’on disait (ou peut être des rebuts).

39.
Pas mal d’objets en plastique, des pneus, des bouteilles longent les eaux. Des traces dans la boue. Des préservatifs usagés. Une écharpe.

40
Près du bord, jamais grande activité. Il faut s’élever pour voir. Sur les coteaux, sur ce qu’on appelle des coteaux mais qui sont en réalité des rives pentues remplies de mauvaises herbes et de ronces, s’amène une petite bande. Là des 49cm3 pétaradent. Une radio saturée diffuse une sorte de rock sentimental chanté en italien.

41.
Quelqu’un a été touché (du sang sur l’herbe sèche en témoigne). Alors qu’au loin résonnent les clameurs d’un match de foot, nous poursuivions notre piste.

42.
C’est ainsi que nous avons passé notre enfance, sur les bords maçonnés de la Sambre. Les charbonnages fermaient, il n’en restait qu’un seul, le puits du Roton, à dix kilomètres d’ici. Restait que les crassiers. On parlait d’un barrage qui nous éviterait les inondations (j’avais oublié de dire les inondations et après, le reflux de toute cette fange). Un garçon fut mis à nu dans la boue, à genoux ! (j’avais oublié les ronces tenaces, pour couper à travers les campagnes, les tessons de bouteille sur les murs).

43
Les voitures qui s’enfoncent ne le font jamais d’une même façon. L’habitacle se remplit petit à petit d’eau bouillonnante, à un moment le véhicule est forcément déséquilibré et penche. Quand la majorité de l’espace est devenu liquide, c’est l’air qui bouillonne en crissant. Indépendamment de cela, les passagers font ce qu’ils peuvent pour se dégager. Autant d’attitudes que d’individus, qu’ils soient hommes, femmes ou enfants… cela dépend de nombreux facteurs. Qu’il fasse jour ou nuit, un véhicule qui s’enfonce s’assombrit.

44.
Le Lombric avait un très grand cou. C’est tout ce qu’on peut dire de lui. Ce n’était pas vraiment un compagnon (trop cafteur).

45.
Chaque reflet changeant découvre un ciel. Fixé par une caméra, on peut l’examiner mais le sens n’y est pas. Le reflet a sa propre nature et n’est, en somme, le reflet de rien d’autre que de lui même. Les tonalités, les plis, sa rapidité, sa naissance (due à des forces contradictoires) et son extinction, créent son modèle propre.

46.
Lorelei noyée dans la Sambre. Un vieux récit que la ville même ignore. Une histoire d’algues, je pense, avant les industries, avant les dragues, le métal, les grues.

47.
La Sambre, de sa source à son embouchure. Radio Sambre émet en fréquence modulée dans la région de Hautmont, Aulnoye-Aymeries. Petite rivière avec écluses manuelles.

48.
Sur le panneau d’un film muet, j’avais écrit : on appelait eau noire l’eau qui remontait des mines de charbon – et bien, c’était faux, une pure invention. Personne parmi nous n’a jamais parlé d’eau noire.

49
On ramena le cadavre de sa mère sur la rive et l’enfant vit son corps laiteux, inanimé, couché sur une couverture, un drap blanc posé sur son visage.

50.
L’homme au chevalet au bord de la Sambre industrielle fut nommé Baron par l’Etat Belge, peintre de la condition ouvrière, dit-on. Paulus.

51
Bière sur bière. L’autre attend derrière son gros nez qui l’empêche de comprendre. Les isolés rient après coup. On ne voit jamais l’avant-dernier partir.

52.
Filmer le petit jour bien gris à Hautmont, un crépuscule de plaie à Châtelet, la banlieue de Namur, la nuit.

53.
Au septième siècle quelqu’un habitait ces eaux, son seul nom connu est Le Nageur. Il a conseillé celui qui est devenu Saint Hubert après sa conversion (vous savez l’histoire du cerf et des feux Saint-Elme que sa mauvaise conscience lui fit voir comme croix de sa rédemption). Le Nageur donc, sans doute, survivait-il à une forme avancée de maladie sous-cutanée. Il dormait sur un pieu, n’était jamais vêtu. Guide illuminé, anachorète aquatique flairant bon la sainteté, au près de lui, le vent dans les roseaux affligés, résonnait comme un cor lointain.

54
La rivière existait bien avant les hommes, avant que tout soit nommé. Ces sources étaient déjà ses sources, cette confluence, sa confluence – plus ou moins, approximativement – là où nous nous tenons.

55
Tu m’avais assuré qu’on pouvait se voir et tu m’as dit là où tu sais. J’y étais, respirant l’odeur fangeuse de la terre et de l’eau. Des hommes en chemises ouvertes ramaient, les barques se croisaient. J’ai entendu un pas dans l’herbe. Ton parfum te précédait. Yeux clos alors que tu t’approchais. Ces quelques secondes-là.

56
A un moment c’était la guerre, à un autre, les enfants jouaient à la guerre (d’après des films, des récits, des traces dans le paysage). Cours sans quoi on va être gazé.

57
C’est la nuit. On entend nos respirations. De la maison, on ne voit que l’éclairage des fenêtres, les rideaux qui voltigent. Une voix nous dit écoutez. Je me retourne, il n’y a rien. Au loin, un petit feu. On pressent une colline. Un chien aboie, un autre répond. A l’heure qui l’est, on imagine que les enfants dorment. Un vacarme lointain, ce qui doit être le dernier tram survient, précédé d’étincelles vertes. D’autres chiens encore. Nous arrivons cette fois au seuil de la maison. J’attends quelques secondes avant de frapper.

58
Il faut suivre la rivière jusqu’à la ville. Derrière les calicots. C’est la grève !

59
La mère de Magritte fut repêchée le 12 mars 1912, il avait alors 13 ans.

60
Fouilles du sol natal. Quand on creuse, voilà venir de l’eau.

61
Un champ de sources, une étendue de boue. Un début et une fin – enfin, à ce qu’on croit. L’objet de notre observation ne cesse de s’élargir. Lorsqu’il se jette dans un autre cours d’eau plus vaste, il cède son nom.

62
N’importe quelle eau, la nuit. Quand rien n’allait plus et que je venais ici. Quand je t’ai téléphoné et qu’une voix inconnue m’a répondu. Décidé de venir te voir mais au dernier moment, j’ai rebroussé chemin.

63
Des traces de pneus quittent la chaussée vers la Sambre. Un témoin a vu la voiture sombrer. Une mort violente. Arrêt cardiaque ou noyade. Détail navrant, il était allé se recueillir sur la tombe de ses parents. Etait resté dans le coin, avait mangé au restaurant La Clairière, à quelques centaines de mètres seulement du lieu de l’accident. On lui fit une prise de sang post-mortem qui ne révéla rien. Les gens du quartier se demandèrent longtemps si c’était un suicide ou un simple accident. Pour la police, il avait dérapé. Il vivait seul depuis quinze ans, avait une situation stable à la capitale. Et très souvent, les quelques rares amis qu’il lui restait dans les parages lui demandaient : alors, comment ça va à la capitale ? Ou quand il repartait de chez ses parents : on rentre vers la capitale ? On ne l’appelait plus que rarement par son premier surnom : Lombric. Il avait un peu forci. Quand Lombric a fait son embardée, il gardait bien au chaud dans son estomac, un maxi spaghetti bolognaise et quatre chopes d’Ekla. Le reste est un mystère.