Ainsi j’atteignis Brighton. Quand je fus arrivé à Brighton. Voilà comment (dans quel état) je débarquai à Brighton. Fin février, côte déserte, fish & chips vers le côté obscur de la rue, l’océan houleux entoure le pier, les jeux en friche, lumières qui se font rares (seul le bruit), des engins sous les bâches, un long sifflement dans les fils. Je m’étais installé dans cette ville pour y travailler. La brise marine dans les branches taillées, mon hôtel. Une chambre transversale, vue sur le front de mer. Ma chambre vide, draps troués, rien de beau, il fait froid. Dans le miroir d’un magasin d’articles de pêche, mes lèvres sont bleues, mes mains crevassées. La promenade dominicale sur la digue. Aller vers l’aquarium, en faire la description. Marcher dans les rues, aller au pub, écouter Paul Weller, Blur, ce qu’il y aura. Boire des bières noires au o’Donovan of Cork ou ailleurs. Compter mon argent (ce qui me reste). Attendre. Expliquer ma motivation, pourquoi je me suis décidé de lui téléphoner alors que je ne le pouvais pas. Me retrouver à Brighton. Ne rien lui dire. Lui dire que c’était parfait. Ne pas dire que je suis à Brighton. Taire la houle. Un film non fait dans les environs de Brighton. Une ancienne espérance, rien de la mélancolie (la mélancolie n’est pas pour moi). Ne rien savoir faire, rien de ces dix doigts, ne rien dire. Refaire un scénario refusé par la production, ne pas pouvoir. Le froid, le soir, le pub ou rien. Rester dans la chambre sans tv, ni livre. Attendre. Téléphoner ou seulement vouloir le faire (y penser). Ne rien savoir de ce qu’il va advenir. N’en être pas vraiment préoccupé (dans le fond). Etre ici. Ne pas savoir combien de temps. Rien ne se fait, rien ne se gagne. Pas d’enjeu. Ne savoir que dire. Ecrire un mot ? le déchirer. Finalement, ne pas l’écrire. Ne rien faire de grand, douter de tout et finalement renoncer, sans prudence. Heureux d’être là, dans le fond. C’est ce que je me répète : heureux d’être à Brighton et non ailleurs. Composer le numéro, y renoncer. Ne plus y renoncer. Il n’y a personne. Aller vers le pier où tout est fermé. Aller vers une cabine téléphonique, se dire qu’il vaudrait mieux le faire de l’hôtel. Savoir qu’on va téléphoner, demain ou mardi. Etre en stand by. Agir sans le vouloir. Aller de ce côté. Se diriger vers la cabine téléphonique. Beaucoup de cartons y sont collés, le club des Mermaids nous invite tous. Numéros de téléphone de jeunes filles prostituées. Téléphoner, s’arranger pour savoir où et quand. Aller au pub. Garder un carton dans sa poche, au cas où. Different girls and boys. Discreet and unhurried. Open late. Luxury, quiet flat. Retourner vers le téléphone, poser sa main sur le combiné. Pas pour les sirènes. Connaître son numéro par cœur. Le code international, puis la ville. N’en plus être tout à fait sûr. Vérifier, refermer le carnet, reposer le combiné, refermer la porte. Aller vers la librairie ou le pub. Faire demi-tour. Se dire finalement qu’on téléphonera demain. Demain, pas aujourd’hui. En être soulagé. Avoir sa soirée à soi, être seul dans une ville, ou plutôt être seul dans ces quelques rues. Ignorer pourquoi tout à coup ça va beaucoup mieux – respirer de nouveau. Moins de poids. Se sentir en vie. Sortir dans la rue, aller vers l’hôtel. Pub et cabine m’apparaissent en rêve. Je me sens flotter au vent glacé. On ne se supprime jamais pour quelqu’un mais à cause de ce qui traîne en nous de restes qui nous corrompent.
Au centre de l’aquarium, il y a des bassins où affleurent des raies, on peut les toucher. A gauche, la reconstitution du vieux port, des planchers de bois, des ancres, des filets, des cordages, le faux pour le vrai. Puis on s’enfonce vers les créatures des mers glacées, plus loin, un petit théâtre d’ombre, un film y est projeté. Vient ensuite l’apogée de la visite – on passe dans un tunnel sous-marin de cinq mètres de long. Quelques bébés requin grimacent au-dessus des têtes, dans le bassin déformé par l’épaisseur des vitres, un scaphandrier en plâtre examine le fond d’une roche, une raie encore, des morceaux d’algues, du limon, de la boue, un trou plus sombre.
Un car de travellers se gare à l’instant devant l’hôtel Lower Rock Gardens – antique, décoré, psychédélique, further s’inscrit sur le front, il y a des gens sur le toit. Un mégaphone: Ken Kesey et ses Pretty Pranksters. Comme un retour d’acide, une bouffée de la vieille utopie qu’on a pas vécue. Je reste dans ma chambre à regarder le plafond. Descendre lentement au lounge pourri. Entendre sa propre respiration, son cœur. Prendre le combiné en main, composer le numéro ; ça décroche, j’entends sa respiration, trois, quatre fois, cinq fois.
février 1998, revu en avril 2001
COMMENTAIRE
un texte jamais publié. écrit pendant l’aventure du tournage de Travellers et semi-nomades quelque part entre Brighton et Glastonbury.