
Chaque fois que j’ouvre le robinet de la cuisine, un chien aboie. Quand je passe le café bouillant, des vols de martinets se reflètent sur la faïence, et leurs cris trissent l’air alangui. Les jours passent comme ça. Il y a longtemps, je posais du papier d’argent sur les plinthes, sur les bordures ; j’en gardais un instant les formes avant de tout ré-aplatir. Le papier repartait ainsi vers d’autres plans à modeler (jusqu’à ce qu’il se déchire).
Ici, sur la vitre sale contre laquelle j’appuie mon front, une mouche s’est collée…
Comme on le voit, tout cela est passionnant, du plus haut intérêt.
Y avait qu’à… je l’avais bien dit… mais quand c’est passé.
Une pincée de sel marin dans la casserole, l’œuf sera bientôt prêt. Quand un petit membre fantôme sort, blanchâtre, de la coque, on sait qu’est imminente l’extinction des feux.
À chaque morceau de musique que j’écoute, je crois entendre des voix — ou alors c’est le téléphone. Naturellement, il n’y a rien.
Dans cette cuisine, une petite gravure (ou est-ce une photo retouchée ?) : une forme humaine flotte dans un fluide. Torture ou accident (ébouillanté) ? C’est bien là l’image d’un écorché. Seuls subsistent, sur le haut de son crâne, quelques cheveux épars. Rien n’indique qu’il souffre (il n’a plus les traits nécessaires) ; on ne peut qu’évoquer cette souffrance supposée (rien, cependant, n’indique qu’il vit). Il flotte simplement dans un liquide lacté, vaguement saumâtre, forme sombre dans l’ombre de cette opacité particulière. Peut-être fut-il le cobaye de quelque expérience scientifique ayant trouvé une fin funeste. Modèle d’un être en son purgatoire (en son enfer ?).
L’écorché en suspension rêve d’un monde nouveau…
Quelles qu’aient été autrefois mes prétentions, je puis dire aujourd’hui que je peux me faire cuire un œuf, seul, sans difficulté majeure. Une tomate se coupe dans sa largeur, un navet dans sa longueur. J’ai du safran que j’aimerais employer un jour (quand il y aura des gens).
C’est bizarre que ce que j’avais écrit il y a si longtemps se réalise aujourd’hui.
Tout ce que j’avais pris pour les pires douleurs de mon existence, je les ai oubliées : le plus mauvais, le plus noir, je l’ai oublié.
Les énervements, les blessures, (l’aveuglement), le temps passe à travers.
Ma main est restée dans cet état — c’était prévisible. L’écrivain n’a pas été.
Comme tout cela est de peu d’importance… voilà bien la chose qui m’étonne encore.
Je suis si loin d’où j’avais l’intention d’aller ; mais là où je suis, tout est bien.
J’avais beaucoup entendu parler de cela.
Simplement, il se fait qu’aujourd’hui, c’est à moi que ça arrive.
Il est trop tard.
COMMENTAIRE
Plinthe fait partie d’une série de 63 textes écrits de février 1992 à mai 1996
publiés à 18 exemplaires en 1997 sous le nom : 63 (avec commentaires et annexes)
j’en publierai de temps à autre en indiquant d’où ils proviennent.