Maelström, revoyant sur l’écran son mince éclat

Mon père ne s’y est jamais très bien pris avec sa caméra, alors, c’est moi qui filme. De temps à autre, pendant qu’il conduit, j’ouvre la vitre, j’enclenche et les paysages défilent sur l’écran à cristaux liquides. C’est une vieille caméra Sharp qu’il avait achetée lors d’un voyage à New York, c’était notre premier périple à deux, j’avais sept ans. Jusqu’au dernier moment, ma mère, de laquelle il était séparé depuis peu, avait tout fait pour empêcher notre départ. Tant de choses ont changé depuis, tant de choses mais pas cette caméra qui est comme le témoin de ce qui nous est arrivé. On filme pour être sûr qu’on voit bien ce que nos yeux voient – pour se dire nos regards ont glissé sur ces montagnes ; il dit que ça lui servira un jour – quand il aura du temps et de l’énergie – pour en faire un film sans fin. Ça fait maintenant neuf ans qu’on accumule des images, mais on filme beaucoup moins qu’avant.

Mon père a toujours gardé cette habitude de me lire quelques pages avant de dormir. À l’époque du voyage, la passion de la découverte s’était un peu émoussée, mais malgré tout, ça me permettait de le retrouver et dans une certaine mesure, ça me plaisait encore. Poe a longtemps été notre favori, on a visité sa maison dans le Queens. Le cottage Landor m’avait fait grande impression, il ne s’y passait rien. Le puits et le pendule, on en a beaucoup parlé, ça nous laissait un arrière-goût particulier : Poe, l’homme de tous les savoirs, le logicien subtil, qui faisait accélérer le mouvement quand la corde s’allongeait ! Comment avait-il pu commettre une telle erreur ? Son empressement d’achever la nouvelle (l’éditeur d’un journal scrute sa montre derrière lui) ? Le pressant besoin d’argent ? Une hébétude passagère due à une absorption massive d’alcool ? Mais cela n’était rien, c’était bien, même, on l’aimait d’autant plus – l’homme se disait polyglotte mais truffait ses récits de citations non vérifiées, approximatives, parfois fausses. On l’a lu et relu et tout y est passé. Et puis il y a eu Une descente dans le Maelstrom. Mais ça c’était différent puisque nous y allions.

Mon père était né dans une famille sans livres mais très vite, il avait fait de la lecture un élément indispensable à sa vie, du ciment ou quelque chose, un fixatif. Mille fois je l’ai vu par terre. À quarante ans, il faisait encore jeune pour son âge mais je ne retrouvais plus en lui ce qui avait fait nos rires dans le passé. Il semble toujours préoccupé par ceci, ou cela, la création, l’argent ou alors ses amours, son incapacité à conclure. Son visage avait changé, il s’était épaissi, des cernes étaient apparus, ses costumes gris de coupe anglaise étaient un rien défraîchis, outre que cela était passé de mode. Il portait en lui une sorte d’usure dont je soupçonnais la cause. Aussi, ça m’inquiétait qu’il se raccroche à ses livres mille fois relus, comme à des bouées. Pas grand-chose de neuf ne parvenait à l’amuser.

Mon père et moi, ainsi y étions-nous arrivés à A ! A soit O, puisque c’est ainsi qu’en Norvège on le prononce. Le maelström se trouvait là, au large du village de A. Du conte, je me souvenais surtout de la première page, la description du vertige, c’est ça que j’avais retenu – la peur du vide, l’aspiration du vide. Après Reine et Moskenes, on se dirigea vers l’endroit, prêts à le confronter au mythe du texte. Comme nous nous approchions, il nous semblait que le ciel s’assombrissait. Une vibration sourde se fit entendre. Mon père stoppa le moteur et se laissa aller au point mort sur la route. Il s’agissait d’un camion, en contrebas – un camion chargé de goudron. Nous continuions notre route – arrivâmes enfin, après mille exaltations, au bord du gouffre tant cherché, surplombâmes les jets d’eau salée, l’embrun assaisonné d’algues, les tempes battantes, nous sentîmes soulevés de terre par un effroi inhumain, nous ne bougions certes pas mais c’est l’abîme qui s’approchait.

Mon père rangea notre vieille Toyota sur le parking où des cars faisaient des manœuvres. On prit notre caméra et nous nous résolûmes à monter la pente herbeuse. Des milliers de poissons séchaient sur des constructions de bois. Je regardais mes pieds, puis mon père qui me fixait en souriant. Un effort encore, et on se retrouva au haut, haletant un rien – fixant en contrebas l’épaisseur légèrement luisante de la mer. Le soleil déclinait, les légères bourrasques, à cet endroit, nous rendaient bien prudents. Des petites îles s’étalaient, ici et là, vers notre droite, des rochers, des vagues mais en ce qui concerne le maelström… La mer était agitée, certes, mais pas plus qu’à l’ordinaire. Peut-être – et cela est su – était-ce un phénomène périodique et que précisément, l’heure était à l’accalmie. Oh nous sommes parvenus au bord de cette falaise, murmura-t-il enfin. Je lui montrai des remous – ce devait être cela. Il me détrompa, ce n’était que des vagues. Il fallait attendre. J’imaginais une baignoire qui se vide dans un terrible bruit de succion. Le vent s’était calmé. On sortit une pomme de notre sac. Je sentais en lui sourdre déception et découragement (cependant qu’il ne disait mot). Je proposai d’aller au village, voir ce qui s’y passait. Peut-être y trouverions-nous des informations, des expéditions, peut-être, qui nous y mèneraient ; mais nous étions hors saison et tout était fermé.

Mon père, quelques années plus tard, eut la possibilité de publier un texte court sur le principe du maelström – après relecture de l’histoire, il avait finalement décidé d’écrire sur l’effet des drogues (bien qu’il ne les eût pratiquement pas connues – contrairement à moi – il gardait pour elles une sorte de fascination – le souvenir, très certainement, d’autres livres, d’autres héros bien écrasants dans le style de Burroughs). Il avait conçu son texte sur une sorte d’image térébrante, une chose dont on n’échappe pas. Mais ça ne marchait pas trop. Il avait alors bifurqué vers ce qu’il connaissait davantage : les passions amoureuses contrariées. Je sais qu’il écrivit quelques pages mais j’ignore s’il les envoya (trop tard ?), s’il les acheva, même.

Mon père et moi sommes restés comme ça, dans un café attenant à un camping qui louait aussi quelques cabanes de pêcheurs. On prit un chocolat chaud, la conversation ne venait pas. Selon lui, on avait fait une chose qui n’était pas à entreprendre, d’emblée, on s’était promis à la plus grande des déceptions. C’était sans alternative possible. Il est bien connu qu’il ne faut pas vouloir confronter le mythe à la triste réalité, que la littérature n’est pas la vie, du moins, pas cette réalité de merde. Voilà, on a bu notre bol, on pouvait maintenant y aller. On remonta encore la colline au cas où (au cas où les eaux se seraient fendues comme pour Moïse dans Les Dix Commandements ?) Mais la situation était en tout point identique à ce que l’on avait observé deux heures plus tôt, autrement dit : rien de spécial.

Mon père, cependant, filma au bord de la falaise, il fit trembler la caméra comme s’il s’approchait d’un gouffre. Sans rire, il la remit dans son étui. On entreprit alors notre descente jusqu’au parking. On quitta les Lofoten le jour même.

Mon père, quelques mois plus tard, revenant sur l’épisode du maelström, me dit aussi qu’il avait cru y voir là Guy Evans (qui se trouve être le batteur d’un groupe qu’il écoutait dans sa jeunesse : VDGG). À l’époque, il avait écrit un fragment appelé Kosmos Tours – et c’était selon mon père, un type incontestable de maelström musical. De là à ce que ce type s’y soit trouvé au même moment que nous… Mais après tout, pourquoi pas, tout est possible, je ne vois rien à y redire. Au contraire, j’ai longtemps aimé chez lui la manière dont il s’accordait à la logique et aux faits. La nuit, je le perçus en rêve, méditant devant sa machine à laver Whirlpool.

Maintenant, visionnant sur l’écran à cristaux liquides le mince éclat du maelström, trois ans après les faits, ne voyant plus que très rarement mon père, je redoute un peu ce qui pourrait se passer, un peu peur qu’il ne s’accroche davantage à sa vieille littérature qui ne déclenche plus rien – à tous ces noms, à ses nombreux fantômes. Impression sourde qu’il lui a manqué quelque chose. Mais je ne sais quoi car d’après moi, il avait tout. Mais trop peur, il a eu trop peur de s’y mettre, de larguer les amarres. Comme le frère dans le récit de Poe, il s’est accroché à la ferraille et n’a pu sauter à temps dans la tourmente – il n’abandonna jamais sa proie pour l’ombre, s’accrochant à ce qui sombrait. Avec l’énergie du désespoir.

octobre 2002