Q : pas mal de choses reviennent assez souvent dans tous ces films anciens…
R : c’est ce que j’ai remarqué, c’est vrai. dans les premiers films construits, je cherche un territoire viable, un lieu que j’examine comme je peux, avec la difficulté souvent de trouver le bon cadre, comment capter ça au mieux. il y a des endroits que j’ai filmé à travers des années, un certain parc, une maison, une cour, des arbres, un quartier, pas forcément où je vivais, comme le square Marie Louise, en bas d’Ambiorix, les jets d’eaux, la rocaille. Les parcs comme une reconstruction de la nature. l’idée de portrait est venue juste après. il faut quelqu’un en face de soi, c’est un rien moins simple. c’est comme s’il fallait que je filme l’espace vide avant le visage. et bien sûr les paysages, captés d’une voiture, d’un train. l’effet kaléidoscopique des arbres filmés proches ou le lent déroulement d’un paysage plus lointain. ça m’a toujours intéressé de filmer cela. principalement c’est le mouvement. ça permet aussi de passer d’un espace à un autre. je ne faisais quasiment que cela au début. filmer des endroits comme pour les intégrer dans ma mémoire. un peu comme prendre des notes quotidiennes pour faire émerger la conscience d’exister. se souvenir de ce qu’on a vu, connu, qui on a rencontré. j’ai presque toujours fait les deux. sans jamais pouvoir les fusionner.
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Q : tu avais une idée d’en faire quelque chose de concret ou filmer suffisait.
R : non, filmer c’était important. comme écrire mais c’est vrai que je n’ai pas vu la finalité de ces actions. plutôt une accumulation de notes, de plans etc. mais sans forcément un achèvement. il y avait aussi ce problème de base : avoir une caméra. or, au début j’avais juste une caméra super8mm et ensuite des VHS qu’on me prêtait, principalement lorsque j’étais à l’INSAS ou quand j’ai tenté des esquisses de films plus longs. mais c’était toujours rare de pouvoir filmer. mais je pense que c’est bien de peu filmer. de laisser des pans entiers vides de traces filmées. il faut garder beaucoup de trous.
Q : qu’est-ce qu’on filme ?
R : oui, quoi filmer ? j’ai été surpris quand j’ai commencé à faire un inventaire pour Argos, un inventaire que je voulais faire depuis des années. il est nécessaire à un moment de réunir ce qu’on a pu faire à travers le temps et d’examiner ça de plus près. une des premiers films fait en super8mm que je revendique a été tourné à Bilbao, je filme une caserne qui se trouve juste en face de chez ma tante Sara. j’avais l’idée qu’il fallait y coller une pièce de Gordon Mumma que j’avais sur un disque Lovely Music. en revoyant ça, je me suis dit : mais où est ma mère ? où est ma tante ? où est l’appartement ? l’intérieur ? les rues ? je me souviens particulièrement de l’ascenseur. pourquoi n’y a-t-il rien de tout cela ? j’avais une bobine de trois minutes et du balcon, j’ai filmé cela dans un état d’inquiétude. comme si je filmais une guerre. avec le sentiment très fort d’interdit. or, c’est juste quelques plantons qui attendaient dans la cour d’une caserne. je suis incapable de savoir pourquoi j’ai fait cela plutôt qu’autre chose. reste ce qui reste. il y a là ce film de 3 minutes tourné-monté qui s’appelle Quitter l’Espagne.
Q : quelque part, comme tu le dis, on filme ce qu’on filme, c’est le tri de ce qui reste.
R : certainement, on peut dire ça. un peu comme les souvenirs, on se souvient parfois de façon très tenace de choses qui semblent absolument dérisoires. les grands faits, on les oublie. on se souvient d’une rue, ce qui s’y disait, alors qu’en soit ça n’a pas eu d’impact sur la suite. par contre certains effondrements ou mêmes des rencontres, s’effritent petit à petit jusqu’à être au bord de l’oubli. mais être au bord de l’oubli, n’est pas encore l’absence. il y a là quelque chose qui sans doute résiste peut-être aussi grâce à notre imagination. car bien sûr, les souvenirs ne sont pas stockés de façon inactive. c’est une réactivation qui le fait apparaitre, il peut revenir modifié, légèrement transformé par des couches apparues ensuite. pour les films, c’est le matériau qui reste. je suis d’avis de ne pas trop les modifier. c’est le reflet d’une pensée ou d’une action lié à une époque, à des gens avec qui on était proche. c’est le résultat d’un ensemble de circonstances qu’il faudrait garder. ceci dit, j’ai toujours été sensible au dispositif de Jonas Mekas, qui lui, accumulait pendant des décennies toutes sortes de matériaux filmés, aux intérêts très divers. soit, il en faisait un film, soit ces rushes pouvaient servir dans n’importe quel film réalisé des années plus tard. comme une sorte de banque de données temporelles. j’ai toujours trouvé cette approche très stimulante. mais personnellement je n’ai pas accumulé assez d’images pour cela…
… mais, le film peut être compris comme une psychogéographie liée à des lieux de natures temporelles différentes, on relie plus clairement encore des temps différents, on crée ainsi une trame. bien que tout ne se relie pas non plus. c’est comme des attractions d’aimants, ça marche ou pas. je pense que c’est trop complexe pour le savoir à l’avance. on doit essayer. il y a là quelque chose de très pragmatique. on s’aperçoit de cela au début quand on monte. si ça ne marche pas, on enlève deux images, on en remet trois etc. mais cette exploration peut aussi se faire encore plus subtilement avec un matériau créé dans un même moment, parce qu’un même lieu peut généré des espaces-temps différents et ça peut se capter. on filme une rue, puis une arrière-cour. autre chose peut apparaitre, comme l’aura d’un autre temps, un sentiment que vous avez vécu il y a longtemps.
Q : mais est-ce que c’est captable pour autant?
R : c’est très difficile à dire. on ne le sait peut-être pas sur le moment même. on l’espère. et puis, ça doit s’accrocher au reste. c’est très connu en montage, aussi, un plan incroyable ou une séquence, en soi, parfaite mais qu’il est impossible de placer dans l’ensemble du film. parce que c’est organique, ça dépasse la logique. en réalité, non, c’est une logique plus complexe qu’il est difficile de percevoir. maintenant, on peut avoir ou non cette faculté d’enlever. Dominique Lohlé, avec qui j’ai beaucoup travaillé, n’hésitait jamais à couper. j’ai admiré cela chez lui, car ce n’est pas mon cas. je tente toujours par tous les moyens possibles d’organiser tout ce que j’ai d’intense et qui me parle.
Q : tu fais allusion à la fin de RAGE ?
R : oui, c’est extrême mais pas seulement. il y a quelque chose de beau dans le fait d’effacer, de couper. ça allège… le montage n’est fait que de cela. une chose que j’ai toujours vérifiée, lorsqu’on coupe, ça ne réapparaît plus. ce qui est coupé, l’est pour toujours. car le montage se recrée avec une autre perception et on s’attache dès lors à cette perception nouvelle. le reste passe séance tenante dans l’oubli. le problème est résolu et on y retourne plus. si bien plus tard, on repense à ce qui a été couper, ça vaut la peine de le réexaminer mais le process est rare, le fait de revenir en arrière… par rapport à RAGE, c’est un peu autre chose.
Q : mais là, on est déjà dans un système plus complexe qu’au début…
R : oui, c’est vrai au début, je ne voyais pas grand chose à couper car je tournais extrêmement peu, juste ce dont j’avais besoin… ou plutôt, j’ai fait avec ce que j’avais. j’ai tenté. l’intérieur d’une maison, l’enfant qui se tient à coté de moi, des livres, des rues environnantes, des parcs, une fontaine, un travelling à travers les bois…tous ces éléments là, non issus d’une quelconque idée de rêve ou de fiction, combinés, dans un sens, sont fictionnalisés par leur agencement. si bien que j’ai du mal à savoir ce que c’est. ça pourrait être un journal de bord mais sans qu’aucun élément n’y soit indiqué. cela, une fois encore, a avoir avec un territoire donné, celui qui nous entoure et que l’on habite. un territoire et un état mental. un état mental lié à un territoire. ce sont tous les films des débuts (Hors de la République), ensuite il s’agit plutôt d’un état mental défaillant (Hors du Royaume), il y a là des aspects plus fantasmagoriques et d’avantage de mise en scène, ce qu’il n’y avait pas du tout au début. Ensuite avec OME, c’était davantage une préoccupation du portrait authentique. principalement c’était ça. on y reviendra sans doute. les films réalisés ensuite, c’est une combinatoire de tout ça, je crois. j’ai appelé ce regroupement Ostranénie, c’est le prolongement de ces séries qui se sont construites avec le temps. l’Ostranénie, c’est un état hors du monde, un entre-deux, très difficile à définir et dont on donne justement des définissions assez différentes qui ne se recoupent pas tout à fait. c’est cela qui m’a beaucoup plu aussi. on ne peut pas toujours tout classer et tout définir.
février 2021