Percées, sidération et musiques sans fin. 24 propositions.

publié par Gilles Collard dans la revue Pylône #9, novembre 2013

Proposition #1 (voix)

Le bruit m’a beaucoup préoccupé, le bruit désiré, celui qui, surgi à travers les machines du dernier siècle, se fit plier par des musiciens sans peur – sa lente émergence, comment il nous a pénétré, nous a sidéré, comment il nous a changé (1)  – mais la voix, n’est-ce pas la voix qui nous transperce alors que nous nous établissons à peine ? Elle nous berce, certes, en nos premières heures, mais elle nous traverse aussi, nous perce, nous met au jour. Le bruit déplace mais n’emporte pas – ce qui nous transporte c’est toujours une ou un ensemble de voix. Chacun garde en soi celles qui lui sont propres, celles qui œuvrent à l’intérieur. Inutilité à vouloir convaincre, l’expérience primordiale des voix ne peut se partager, elle nous définit par l’unicité de son emprunte. Ainsi sommes-nous ses réceptacles.

Proposition #2 (dorures)

L’opéra est à comprendre comme la machinerie idéale d’une époque, une double architecture vouée à ce que la voix peut opérer en nous. Voici le bâtiment et voici la partition. Musiciens et chanteurs prennent maintenant possession de la scène et le public leurs fait face. Ainsi chacun choisira encore selon son goût, la nature de son caractère, le Bel Canto ou l’opérette, la fausse simplicité de Pelléas et Mélisande (2), le renversement de Wozzeck (3) ou l’effondrement sans issue de Götterdämmerung (4). Opéra, l’œuvre et le lieu, confondus. Voix d’avant l’électricité. L’opéra depuis lors, immobilisé. On révise ses classiques. Deux siècles et quelques. Aides que l’Etat octroie.

Proposition # 3 (sidération)

Qu’est-ce qui se transmet à l’écoute de ces voix ? Nous sommes là, à quelques mètres d’Euis Komariah et de Neneng Ratna Suminar, accompagnées de deux sitars et d’une flute. Elles créent le répertoire du concert en sentant la connection qui les lient aux auditeurs, elles enchaînent des airs, des chants de cour indonésiens pratiqués il y a deux siècles, le Tembang Sunda (5). On ne connait pas ces mélodies, on ignore tout de cette langue, de cette culture, de cette région, on ne sait pas ce qu’elles veulent transmettre, elle chantent assises sur leurs genoux, presque sans bouger, sans expression visible, cependant que l’auditoire est au bord des larmes. La question est donc : qu’est-ce qui se transmet à l’écoute de ces voix ? C’est que le grain de la voix humaine nous transperce. 

Proposition #4 (télescopage)

The image of Melancholly, une pièce publiée en 1599, Anthony Holborne (dont on ignore la date de naissance) mourut trois ans plus tard. Comment la décrire? C’est l’impossibilité de le faire qui m’amène à vouloir écrire, malgré tout, sur la musique et le rapport que l’on a au son, à la voix – dans cette impossibilité. Ce qui émut, il y a plus de quatre siècles, reste valide aujourd’hui, alors que nos oreilles sont aguerries aux pires extrêmes, à la staticité la plus grande, à l’anti-mélodie et aux concassages. Qu’avait à écouter ces gens qui entendirent cette pièce dans un salon ou une salle pour la première fois ? Ils en furent touchés sans aucun doute – par quelle fibre ? Eux dont l’habitude était d’entendre un ruisseau, des oiseaux dans un bois, les airs de village ? Qu’est-ce qui me relie à eux ? Ceci n’est pas l’histoire de la musique, c’est la musique elle-même, telle qu’elle est reçue par n’importe qui possédant ce qu’il convient pour cela. Brevitatis causa.

Proposition #5 (surgissement)

 Si l’on veut évoquer ce qu’est cette musique – imaginez un peuple mise en esclavage, privé de tout ce qu’un être humain est en droit d’attendre de cette vie – poussez le vice et l’ignominie, la violence sans fin, le viol, le lynchage. Un rythme secret sourd maintenant de la déréliction, un chant inédit, inouï, improbable, engendré de cette volonté d’étouffement lugubre. Une création telle, qu’elle dépasse l’entendement, la logique, toute ce qui ressemble à une prévision. Voilà la voix des spirituals, la voix du blues et celle du jazz, du rhythm ‘n’ blues, de la soul, du hip-hop. La voix de Mrs Sidney Carter chantant Pharaoh au micro d’Alan Lomax en 1959  dans la petite ville de Senatobia, Mississippi (6). Une voix anonyme et sublime nous ramenant à ce que nous sommes ici et à cet instant (en même temps que mêlés, inexplicablement, à ce dépassement).

Proposition #6 (continuum)

La musique de gamelan est une musique sans fin, cyclique et sans fin, toute musique débutant par un bourdon est la promesse d’une forme semblable, tout comme Der Ring des Nibelungen – air se recomposant sans cesse, flux mélodique qui ne s’interrompt pas : musique sans fin (ne visant ni n’atteignant aucun but) – un fleuve se déroule (on ne sait jusqu’où). il y a, certes, un dénouement, ultime moment où tout finit par s’effondrer mais tout recommence aussi – et tout recommence par la sonorité irrépressiblement sourde et inflexible des premiers accords de Das Rheingold (gigantesque approche, les fondements en tremblent). La Monte Young renoua avec ce principe dans une approche opposée, il nous faut aller dans la sonorité, s’y pencher. Mais aucune structure n’en marquera la fin. La fin n’advient que dans la mesure où, il est dans la nature des choses que tout finisse.

Proposition #7 (stupeur)

Comment méduser l’audiance – un problème de musicien – Alban Berg ne peut qu’y avoir penser lorsqu’il balance son Si, plein pot, à l’unison – Invention sur une note, deuxième scène du troisième acte de Wozzeck. Mille autres exemples où l’on reste sans voix, sidéré – ayant été très largement dépassé dans nos espérances d’écoute.

Propositions #8 (sub-bass)

Il fut un temps où le théâtre musical importait plus que tout, c’était ça, cette brillance, cette exaltation ou la morne vie quotidienne. Entre les deux, dans les campagnes, il y avait nos propres chants. Les enregistrements ont brouillé les pistes et plus encore lorsqu’à partir des dernières années du siècle passé, les musiciens n’ont plus joué d’un instrument identifiable. Elément essentiel qui a considérablement démantelé la frontière entre la magie d’un lieu prévu à cet effet et tout endroit où la musique résonne (presque partout). En outre, nous avons perdu la sensation que nous procure le son de notre propre voix à l’intérieur de nous (personne ne chante plus dans les familles). Je ne préconise pas de se remettre au kiosque, ni de chanter dans les rues (écrivant cela, une voiture passe, résonnant en s’en faire péter les caissons de basse). La musique se déplace dans les voitures. La musique vient à nous sans cesse (alors qu’elle ne le devrait pas).

Proposition #9 (politique)

Comme l’architecture (et le film, dans une certaine mesure), la musique est irrémédiablement liée au pouvoir (sauf s’il ne coûte rien de la fabriquer et n’a pas d’impact). Il est peu de cas où le pouvoir politique promeut la musique sans l’idée d’un retour sur avance, elle est toujours vue comme un mal nécessaire. Qui se soucierait de soutenir un groupe d’improvisation acoustique dans une ville de moyenne importance? (sauf, peut être, si un local mal chauffé appartenant à la municipalité, inoccupé depuis des années, est soudainement déniché par un des protagonistes). 

Certes, la musique a de multiples fonctions ; elle peut être la source de tous les chaos, de tous les débordements (c’est sa nature dionysiaque) – et, de ce fait, honnie par tout pouvoir ayant quelque visée autoritaire ou religieuse.

En Chine, le pouvoir s’accommode très bien de la musique expérimentale – et pour cause, il sait qu’il n‘aura aucun effet sur les masses. D’eux, il n’y a rien à craindre. A la fin du concert, ça s’échauffe un rien mais on finit par rentrer chez soi sans troubler l’ordre public (7).

Aussi, n’importe quelle genre de musique peut être détournée par le pouvoir. Souvenir de chansons africaines chantant les louanges d’un dictateur. Empereur Bokassa Ier par R. Nguembour (8). Rien ne les distingue d’autres productions faites dans des conditions similaires.

Mise en place d’opéras à la gloire de Kim Il-sung, de Kim Jong-il (parfois officiellement surnommé étoile polaire et sans doute aussi l’affameur, officieusement), à la fin de la représentation, les chanteuses recevront une trousse de maquillage, les musiciens, du poisson séché. Chansons de stade, hymnes sportifs, cycle d’opéras. Mer de sang, La Jeune Bouquetière, Une véritable fille du Parti . Le buste du compositeur officiel Kim Won-gyun trône devant le conservatoire de Pyongyang qui porte désormais son nom. L’ombre du grand timonier plane sur les Monts Paektu. 

Proposition #10 (résistance)

Dénoncée pour acte de résistance par le crapuleux abbé Robert Alesch, l’ethnologue, Germaine Tillion, est déportée à Ravensbrück en 1943. Elle y rédige secrètement une suite composite d’un humour très caustique tissée de différents morceaux populaires ou inventés Le Verfügbar aux Enfers (Verfügbar, pour disponible, ainsi y nommait-on les déportées pouvant être désignées à tout moment pour n’importe quelle corvée).

Les chants révolutionnaires sont toujours simples, obligation de les chanter ensemble, les sea shanties liées à la flibuste des Caraïbes, en terre malgache, l’hymne de la république libertaire de Libertalia, fondée à la fin du 17è siècle par le Capitaine Misson et le théoricien athée Carracioli (9), sans oublier la chanson Dame Dynamite dont le refrain était repris en cœur dans les assemblées anarchistes du début du siècle passé : La poudre à canon de tout temps /
N’a fait que le jeu des tyrans / Tandis que Dame Dynamite /
Leur fait bien sauter la marmite
(10).

Proposition #11 (sous-sol)

Le guru est un aliéné, retourné aujourd’hui dans son asile sibérien. Ses disciples, quant à eux, vivent dans des terriers, vingt personnes, femmes et enfants vacant à leurs occupations dans des galeries creusées sous la toundra – galeries suffisamment complexes pour qu’il soit difficile de les en expulser et puis, en réalité… tout le monde s’en fout.  Quelques cheminées affleurent ici et là dans des sous bois ou en plein champ. La police, au début, a bien tenté de les déloger mais depuis qu’un homme a menacé de tout faire sauter à la grenade s’ils approchaient encore, depuis lors… l’apocalypse a été prédite pour le 15 mai. On suppose qu’ils sortiront après la date fatidique… ou pas. De la terre monte une sorte d’hymne, la masse de terre semble retenir les basses, seuls les aigus émergent à travers la neige. Bien plus tard, lorsque tout fut fini, on y découvrit une cassette avec de la musique vocale, assez brute de décoffrage, harmonie grossière mais dissonances intéressantes (on ignore jusqu’à quel point elle étaient souhaitées), jusqu’à ce que le maître parle interminablement.

Propositions  #12 (lecture sociale)

La Muette de Portici, opéra de Daniel-François-Esprit Auber, fut créé en 1828, à l’Opéra de Paris, où il connut des centaines représentations dès la première année. Deux ans plus tard, joué à La Monnaie, de Bruxelles, il fut l’étincelle qui déclencha la révolution belge (que l’on dit aussi brabançonne et liégeoise). Il n’est pourtant pas de musique moins révolutionnaire. (Un prétexte, plus ou moins explicite, à un moment précis, a davantage de puissance sociale qu’une révolution artistique).

Propositions  #13 (double scrutation)

Quelques temps plus tard (vingt ans ?) Gérard de Nerval se tient en première loge (à la Monnaie ou peut être bien à Vienne). La scène aspire à s’étendre à la vie elle-même. D’où il voit et entend, l’auteur examine à la fois l’espace dédié aux comédiens et chanteurs et celui des spectateurs. 

Les premières lignes de Sylvie (11) : Je sortais d’un théâtre où tous les soirs je paraissais aux avant-scènes en grande tenue de soupirant. Quelquefois tout était plein, quelquefois tout était vide. Peu m’importait d’arrêter mes regards sur un parterre peuplé seulement d’une trentaine d’amateurs forcés, sur des loges garnies de bonnets ou de toilettes surannées, − ou bien de faire partie d’une salle animée et frémissante couronnée à tous ses étages de toilettes fleuries, de bijoux étincelants et de visages radieux. Indifférent au spectacle de la salle, celui du théâtre ne m’arrêtait guère, − excepté lorsqu’à la seconde ou à la troisième scène d’un maussade chef-d’œuvre d’alors, une apparition bien connue illuminait l’espace vide, rendant la vie d’un souffle et d’un mot à ces vaines figures qui m’entouraient. 

Et dans Aurélia (12) : Par un singulier effet de vibration, il me semblait que cette voix résonnait dans ma poitrine et que mon âme se dédoublait pour ainsi dire, – distinctement partagée entre la vision et la réalité.

Le corps vibrant par une voix, à la fois extérieure (celle là et non une autre) et ce qui s’édifie en nous dans l’affolement.

Plus tard : Je chantais en marchant un hymne mystérieux dont je croyais me souvenir comme l’ayant entendu dans quelque autre existence et qui me remplissait d’une joie inéffable.

Cette phrase se lit à la page 700 du volume III de la Pléiade. Elle ne décrit pas seulement une manière d’entendre de l’intérieur, de récréer, peut être, ce qui n’a jamais été, c’est aussi la description d’un renversement de tendance, la voix intérieure remonte. Ce qui s’entend est cependant bien une voix. Nature perforique d’une telle voix. 

Proposition #14 (langue)

Le bruit de la langue – Artaud, tout ce qui détourne du mortifère. Il crée une percée comme plus tard Schwitters. Et Dufrêne, Heidsieck, Chopin, Wolman désossent le mot pour réétablir un son dans le sens ou hors du sens (plutôt hors du sens).

Voici maintenant Audrey Chen et Phil Minton. Ils se trouvent dans un studio, à un mètre l’un de l’autre et ils vont chanter (13). Ils ne savent quoi encore et puis ils chantent. Il s’agit tout d’abord d’une expression extra-linguistique – Idée de dépasser le sens du mot, exploration non seulement de la lettre – comme ce fut le cas avec les Lettristes – mais de toute possibilité d’entre les sons que la configuration langue-cavité bucale-souffle peut offrir. Sens dépassé dans les deux cas. Mais là, où des auteurs produisent leur sonorité, ici, des chanteurs propulsent leur souffle. Importance du  scat, rythmique de l’outre-langue. Les deux voix s’interpénètrent ne donnant finalement qu’un chant plus complexe. C’est une seule voix bifurquante. Ce que produit la voix, ici, est, en réalité, ce que le chant n’a pas exploré, ce qui a été laissé en arrière comme impur, non conforme. Ce qui apparait avec éclat dans les pièces vocales de Scelsi sont de même nature. A rapprocher aussi des travaux vocaux complexes – les logatomes – que Léo Kupper produisit intensément vers le milieu des années 60 (14).

On débouche, par moment, sur un sens qui semble plus pénétrant que le textuel. Ou est-ce la profondfeur d’un autre chant possible ? On se dirige alors vers des zones qui semblent relever du sacré, non touchées par la médiation, légèrement incompréhensibles parfois, le plus souvent ambivalantes. Les deux voix, en interraction, dans une relance perpétuelle, produisent plus que l’addition des deux voix, une troisième émerge comme un organisme semi-indépendant – grande difficulté de signifier comment – pourquoi – comme si ce qu’il y a de plus enfui affleurait. En réalité, un UR-chant, comme Kurt Schwitters a produit sa UR-sonate (15). Quelque chose de basique – mais d’une base non répertoriée. Musique qui devrait être écoutée avant même la moindre mélodie. Un infra-chant qui comprend tout et ne fait pas l’impasse sur le drôle, le grotesque, l’exaserbation d’une humeur, mais aussi, l’extrême douleur obscurément présente en chacun de nous. Tout vient sans qu’on le recherche.

Proposition #15 (corps avec organes)

 Le mythe de l’Homme Sonnant. Se retrouvant en une fin de journée d’automne 1978 dans la chambre anéchoïde du Centre Spatial, à Liège, le professeur Jacques Paqué comprit que son corps n’étaient que son. Suite à cette expérience, il publia une série d’opuscules auto-édités décrivant la sonorité supposée de chacun des organes du corps, l’ensemble étant intitulé l’Homme Sonnant. Selon lui, cette prise de conscience incite à rester, au sens littéral, à l’écoute de ses profondeurs buissantes.

Lorsqu’il écrivait : Exploration inhérante à notre caractère écoutant, une ôde à l’écoute consciente et à la jouissance qu’elle procure. Le professeur Paqué se référait à son propre corps.

Proposition #16 (Odyssée)

Le chant des sirènes faisait dévier les marins de leur route, les dirigeant vers les rochers, le chant ainsi écouté finissait dans les déboires d’un naufrage et les affres de la mort. Seul Ulysse, prévenu du danger par Circé, fit enduire de cire les oreilles de ses marins. Ainsi attaché à son mat (se débattant ? souriant ? hurlant ? suppliant ? ordonnant ? en extase ?), il fut le seul être humain à être resté en vie après cette écoute.

(Des sirènes, un chant que l’on ne peut entendre qu’attaché (mais qui selon toute apparence est sans danger en dehors du moment où il s’écoute). Il est dit qu’Ulysse, après l’épreuve, continua à chantonner).

Proposition #17 (la voix de l’air)

Une harpe éolienne avait été construite par un voisin, le soir s’entendait quelque vocalité, des plaintes. C’était une simple boîte en bois et quelques cordes, placée dans un arbre. Bien que l’on sut où elle avait été accrochée, il était difficile de localiser les sons, si bien qu’à plusieurs moments, surtout le soir ou la nuit, elle nous sembla avoir été déplacée (cependant qu’elle était toujours au même endroit). 

Proposition #18 (20 minutes)

Peu de plans rapprochés, le vent dans les arbres, oiseaux (à déterminer) dans les jardins. Le plan lontain, derrière les immeubles, la rumeur de la ville d’où émerge à demi des cris d’enfant (d’une cour d’école ?), des sifflements, un klaxon de poid lourd, le grondement d’un train souterain, un avion de ligne, des paroles indistinctes provenant des balcons. Le tout, sans cesse cesse changeant, il ne semble y avoir rien d’autre. Sirène de police, filante, les cloches de Ste Alice.

Les moteurs confondus de la rumeur d’une ville perçée par le cri d’un corbeau croa croa. A cet instant précis, il se met à pleuvoir.

Les gouttes obliques sur la ramures des arbres, sur les toits plats, pour un court moment, masque le soubassement du bruit urbain. Craquettement comme celui d’un feu, sur les bâches. Les goutières qui se remplissent et s’écoulent (un avion encore, une sirène), la pluie fléchit un peu, la ville réapparait derrière (plusieurs sirènes combinnées, comme venant d’un pays indéterminé ou d’une autre saison, le train souterrain à nouveau). Davantage de vent, embouteillage filtré par les habitations. Chant semblant provenir d’une radio.

D’un bloc et contre toute attente, une volée des cloches, à l’unisson. Exactement au même moment retentissent des dizaines de sirènes (ambulance, police, pompier confondus), un drame se joue, lointain, inconnu. 

Proposition #19 (observation d’une trille dans un jardin à Oaxaca)

 Un des canaris, un rien plus ocre, est un bon chanteur mais dès que l’autre s’en approche et le pousse, il se réfugie dans un autre endroit de la cage et semble le craindre. Des journées entières se passent ainsi. La femelle brune semble être indifférente à ce spectacle fait de chants et de rivalités perpétuelles. De temps à autre, elle choisit d’aller près de l’autre ou de l’autre sans distinction. Ça s’agite, ça s’agite, puis quelques variations sont répétées. Tout-en-trilles atteint parfois une telle puissance que pendant quelques secondes il ne semble être que son chant. Puis, à nouveau, il est chassé par l’autre.

Proposition #20 (ici et là)

Laisez-moi un peu… C’est tout ce que dit l’écoutant – celui-là qui, entre mille tracas,  atteint un sommet pour et en lui-même – avec toutefois, le secours d’un compositeur aimé, seul dans un espace le mettant hors de tout ce qui existe de restreignant et de sombre – et de crétin et d’effrayant et de lâche – d’aucune façon, on n’appelera fuite ce retour vers soi.

(Et tout l’aspect le plus sombre de la musique, le plus extrême, n’est pas la réalité sombre que l’on ne peut supporter davantage ici – ce sont des teintes d’une toute autre nature qu’il est loisible de percevoir ).

Proposition #21 (traces)

A l’aube des temps, avant la science et la métaphysique, des hommes, dans l’effroi ou l’exaltation, avaient trouvé un recours – la musique. De ces peurs, de ces étonnements fondamentaux, il reste bien quelques traces. Même après qu’un enfant de dix ans sache aujourd’hui le pourquoi du tonnerre et du cycle des saisons, il se met à chanter lorsqu’il pénètre dans endroit sombre, il demande la protection de sa propre voix. Un son sinueux, mais aimé, vous revient alors que vous faites subitement face à un danger, à un exil, à une rupture.

Proposition #22 (radio)

Il y eu ces histoires de villes, de marches à travers ces villes, ces bars où de la musique se joue. Puis vient le moment de rentrer chez soi. Dans les parasites d’une radio – dissémination par rayons, lumière noire cosmique recueillie la nuit (au fond d’un lit aux couvertures douteuses). Qui a diffusé Ricorda cosa ti hanno fatto in Auschwitz (15) ? Personne ne le ferait chez nous. Transistor que l’on déplace de la chambre à la cuisine. Le frigo aussi fait sa petite musique. A la fin, je crois décrypter dans la désannonce (langue inconnue) soprano Stefania Woytowicz, ainsi cette voix chopée in extremis fonde une part de ma propre histoire.

Proposition #23 (presque rien)

Beauté dans le mouvement et le changement inévitable – l’écoute de la musique se construit à partir de ce changement perpétuel, l’écoute est un mode de sensibilité à l’éphémère. A rapprocher du wabi-sabi, du mono no ware japonais, réceptivité à  l’inachèvement, à la simplicité stoïque. Sentiment diffus, non dénué d’une sorte de mélancolie retenue. La musique n’est pas perçue de la même façon lorsqu’il neige, par exemple, ou qu’il pleut – dixit David Toop. (16)

Proposition #24 (destruction du temps)

Un jour Léo Kupper nous a affirmé que la tâche du musicien ce n’était pas d’ornementer la société mais d’abolir le Temps (17). 

A la musique sans fin des chants antiques, hébraïques, grégoriens –  nos liens à la complexité enchantée de la vie – si non, on devrait creuser vers le bas et il s’avèrerait inutile de continuer. Le Cantique des cantiques, Pérotin, Messe de Tournai, de Machaut – Ars Nova, Ars Subtilior – dans l’obscurité et la douleur la plus atroce, la peste noire… mise en place d’espaces lumineux atteignant une forme d’éternité .Toucher le trouble visible de la fragilité par cette grâce venue d’autres époques, créées dans des conditions matérielles relevant de l’épouvante. 

Surexitation maximum en sortant d’un concert de Huelgas Ensemble dirigé par Paul Van Nevel (n’était-ce pas lui le maître flamand de The Time of our Singing de Richard Powers ? – tout m’incline à penser que oui.). II a fallu pour cela que j’entre dans une église et partage l’ambiance putride que crée un public canonique abonné à une série de concerts à l’année (rarement perçu un manque d’interaction plus flagrante que ce public et ce concert).  L’affaire est proprement renversante car aucune musique occidentale n’est plus énergétique – et aussi rythmique – que celle de Pérotin et des musiciens de son siècle – ce rythme, du reste, ne fit que s’amenuiser au court des mille ans qui suivirent (à quelques exceptions près, au 20è siècle). Ainsi, se révélait-elle dans son absurde nouveauté sans âge à quiconque eut le désir de pénétrer le soir tombant dans un bâtiment religieux inconnu entouré d’abonnés pressés de rentrer chez eux. 

Dans le demi-silence d’une longue descente en vélo, de façon insistante me revient Riverman de Nick Drake – que je confonds un moment avec une pièce de Neidhart von Reuntal. Erreur de sept siècles, ce qui, en réalité, n’est rien.

Notes

(1) Cette préoccupation se retrouve à travers la collection An anthology of noise and electronic music (7 volumes (2001-2012) chez Sub Rosa).

(2) Pelléas et Mélisande, opéra de Claude Debussy sur un livret de Maurice Maeterlinck, crée en 1902.

(3) Wozzeck, opéra de Alban Berg, d’après la pièce de Georg Büchner, crée en  1925.

(4) Götterdämmerung (Le Crépuscule des dieux en français), dernier opéra du cycle de Der Ring des Nibelungen (L’Anneau du Nibelung) de Richard Wagner, créé en 1876.

(5) Musique de cœur de Java occidental, ses chants et poèmes expriment la beauté du Priangan, terre fertile entourée de volcans.

(6) Apparaît dans la compilation Presenting The Alan Lomax Collection (Continental Record Services, 2004)

(7) Une telle confrontation a lieu entre des jeunes musiciens de Shanghai et de Beijing et le compositeur Zbigniew Karkowski dans Fuck You (OME#13, 2011) réalisé par Dominique Lohlé et moi-même.

(8) Voir la compilation Hit Parade Spécial Couronnement 4 Dec 1977, Dasora production.

(9) General History of the Pyrates (Histoire générale des plus fameux pyrates, 1724) par Charles Johnson, pseudonyme de Daniel Defoe.

(10) Une chanson signée du Père Lapurge. Gaetano Manfredonia en parle dans La chanson anarchiste en France des origines à 1914 (Edition L’Harmattan, 1997).

(11) Une des nouvelles des Filles du feu, paru en 1854.

(12) Aurélia ou Le rêve et la vie, publiée en 1955.

(13) By the Stream par Phil Minton et Audrey Chen  (Sub Rosa, 2013)

(14) Léo Kupper ; L’Enclume Des Forces / Électro-Poème / Automatismes Sonores (Deutsche Grammophon, 1971). Repris dans Complete Electronic Works : 1961-74 (Sub Rosa, 2003).

(15) Ricorda cosa ti hanno fatto in Auschwitz, pièce pour Bande magnétique,1966, de Luigi Nono.

(16) Considérations sur l’écoute et l’enregistrement : I never promised you a rose garden : a portrait of David Toop through his records collection (OME#10, 2007) – (cf. note #7)

(17) Dans Le plaisir du regret : un portrait de Léo Kupper (OME #1, 2003) – (cf. note #7)

(18) En près de quarante ans, Huelgas Ensemble a publié une cinquantaine de disques. Son nom vient du Codex Las Huelgas, une des sources musicales les plus importantes du XIIIe siècle.

(19) The Time of our Singing (  Farrar, Straus & Giroux,2003) / Le temps où nous chantions (Le Cherche Midi, 2006), huitième roman de Richard Powers, il y atteint des sommets dans la description de la musique telle qu’une voix la produit.

(20) Deuxième chanson de son premier album Five Leaves Left (Island, 1969). Son œuvre complète n’en comptant que trois.