Hagiographie de Vincent Crane

Vincent Crane est né le même jour qu’Alexander Pope. C’est une phrase qu’il a pu prononcer : je suis né le même jour qu’Alexander Pope. Le 21 mai, comme moi — à la différence que je n’ai jamais dit être né le même jour que Vincent Crane, ni qu’Alexander Pope, du reste. Et, de fait, le 21 était presque terminé, ou peut-être même déjà achevé lorsque je naquis. Mais dès que je l’ai su (lu dans un magazine, les noms correspondant à des dates dans une éphéméride), je me suis senti solidaire — fraternel ? moi qui étais seul — de cet homme qui paraissait un second couteau excentrique.


La même solidarité absurde m’avait tourné, à l’âge de onze ans, vers Guy de Maupassant : non à cause d’une similarité de dates, mais juste à cause du prénom, que je n’aimais pas trop. Mais lui, il le portait bien, et il avait écrit les histoires les plus splendides que j’avais jamais lues.

La vie de Crane, né Cheesman, démarre en plein Blitz, en 1943, à Reading, Berkshire, non loin d’une geôle devenue célèbre parce qu’Oscar Wilde y briqua quelque cabinet (et y fut éventuellement désespéré — et l’écrivit…). Débarquer, coiffé, en plein Blitz. Imagine-t-on cela ? Ses parents — Tom et Renee — le trouvent long et intelligent. Il marche à dix mois…

Quand ils décident de bouger, ils hésitent entre l’effondrement des serres de Kew Gardens et le monceau désertique de Chelsea. La famille finit par se poser à Battersea, South London. Les plus grands jouent à la guerre dans les jardins des maisons éventrées. Lui progresse à longs pas sur les trottoirs défoncés.

Une dernière alerte (un concert de sirènes qui se répondent) : sa mère le prend par la main et l’entraîne dans le métro. Rien, le plus souvent (le grand pilonnage est passé) ; d’autres fois, des secousses proches ou lointaines. On attend que ça passe. Un enfant s’approche de lui et grimace au-dessus d’une lampe portative. Quand on sort, on court vers les maisons. Lesquelles sont effondrées ? Oh, lesquelles ? Le gazomètre est toujours debout. Un combat impuissant contre le hasard. Son père, instituteur en temps de paix, défend la patrie dans un service au sol de la RAF. On sort enfin, on court. Image d’un enfant dans le noir ressemblant à Dracula avec sa lampe de poche qui flanche. La vision du fier gazomètre dans l’air bleu du matin à Battersea…

Un après-midi, Vincent s’enfuit au parc ; selon une habitude qu’il ne perdra jamais : une soudaine disparition, une exaltation suivie d’une lourde déprime.

Années cinquante, enfance studieuse à la Westminster City Grammar School. À l’âge de 15 ans, en mai 1958, il apprend le piano, seul. À dix-huit, il entre au Trinity College of Music. Il en sort diplômé en 1964. Il est vu comme un jeune homme doué, généralement taciturne, mais pouvant tout à coup s’exciter sans raison apparente. Un caractère changeant, porté à la mélancolie. Deux jours d’absence, on ne sait où il est. Il réapparaît, refusant de dire quoi que ce soit. L’école informe les parents : Il a toujours été comme cela. Passe beaucoup de temps dans les pubs, boit peu. Il joue du piano durement, en écrasant les touches, improvise dans les bars, s’initie au jazz, au blues. Il distille des mélanges. Adolescent, il lit Sheridan Le Fanu et Bram Stoker, se perd dans les romans gothiques : fantômes, goules, vampires…

Joue au Marquee et forme des groupes éphémères. Il met au point un son d’orgue Hammond assez lourd et tente de créer une atmosphère spectrale, fantomatique : The Vincent Crane Group.

À vingt ans, le voici qui se promène dans la campagne anglaise. Invité au mariage d’un ami, on sabre le champagne dans une cour de ferme. Il a loué un habit ; les coupes passent de mains en mains, avant le repas. Il porte un chapeau-buse. Quand il ne se tient pas dans un mutisme buté, son sens de l’humour fait des ravages. Regardant avec trop d’insistance la taille de la mariée, sa petite amie s’en offusque. Une discussion s’ensuit. Dans le creux d’un chemin, ça déraille ; la fille, triste, jette son ombrelle dans les ronces, semble déçue. Elle revient vers le banquet, les cheveux en désordre, les joues rouges. Le repas commence sans Vincent. Sa chaise est vide.

Il réapparaît à Londres trois jours plus tard. Deux jours de mutisme, et tout repart.

En 1965, il partage une maison à Fulham. Il y rencontre un jeune homme appelé Arthur Brown, alors étudiant en philosophie, très porté sur Stoker lui aussi, et sur Gurdjieff (mise en commun de livres et d’intérêts), sans compter les sciences occultes.

Il vient, lui, de la ville mythique de Whitby (là où Bram Stoker fait débarquer Dracula !), chante et met en scène des spectacles grand-guignol, des psychodrames désaxés. Au début, ils improvisent. Trois mois plus tard : The Crazy World of Arthur Brown. Ils tournent un an en Angleterre — atteignent leur apogée lors d’un concert mémorable dans un club psychédélique, le U.F.O. à Londres. Ils surfent sur une vague inédite ; des dizaines de groupes explosent. Ils font figure d’excentrés notoires. Leur show se termine en explosions pyrotechniques. Chaque soir, on croit Arthur brûlé ou mort. Vincent simule une électrocution et gît les bras en croix, par-delà son orgue.

Un soir de 1967, ils se retrouvent tous deux dans le port de Whitby. Arthur entraîne son ami dans les ruines de l’abbaye. Une longue montée, à pied, longeant les falaises, les marches qui grimpent, le relais des sentiers, puis un chemin asphalté — essoufflement, mains sur les genoux. Là-haut, les embruns, l’odeur marine, le vent qui siffle dans les architraves, qui fait se tordre les ombellifères. Du sommet, ils regardent la mer sombre, les lumières du débarcadère. Brown, enveloppé dans sa cape de scène.

Un bateau dans le lointain, des lueurs qui vacillent.

Ils imaginent le comte débarquant à nouveau ici, sous la forme d’un élégant mort-vivant : quand il pose sa main gauche sur un être fait de chair, celui-ci s’embrase jusqu’à l’os. Le feu intérieur… Ils en rient. Des ossements noirs comme reliefs. Ils restent trois jours dans la ville. Arthur chez ses parents. Vincent dans une chambre d’un village proche : Robin Hood’s Bay. Il y trouve un livre de gravures de William Blake — qu’il aime passionnément (goût qu’il partage avec son père). Il descend la côte raide bordée de petites maisons étroites jusqu’au pub qui donne sur la plage. Il s’y installe. Il reste silencieux.

Ils signent pour un premier album. Le morceau Fire! devient immédiatement n°1 en Angleterre. Il est co-signé par Vincent, qui a aussi écrit l’orchestration.

C’est l’été 68. Il a 25 ans. Les promoteurs les veulent. Ils entreprennent une tournée aux USA, mais les ennuis commencent avec les organisateurs. C’est là qu’apparaissent les premiers vrais problèmes de Vincent Crane. Une manie singulière : des échappées de plusieurs jours sans que l’on sache où il se trouve, suivies de longues périodes de dépression en hôpital. Forme maniaco-dépressive rare ; certains médecins parlent plutôt d’un cas de schizophrénie ayant des antécédents familiaux. Son père en souffrait, à un degré moindre, ainsi qu’un oncle. Il fut enfant unique à cause de cela : son père craignait la douloureuse filiation. Lui, pour la même raison, décida de ne pas avoir d’enfant — ce qui fut un de ses regrets (son contact avec eux étant toujours exceptionnel).

Classiquement, il était, à un moment de tension, pris d’un irrépressible besoin d’activités : plusieurs jours à travailler, sans sommeil ni nourriture. Puis venait la fuite, sans jamais que l’on sache où. Enfin, l’angoisse le submergeait tout à fait — et c’était le séjour prolongé en hôpital. Un cycle sans fin.

Il dut subir plusieurs traitements d’électrochocs (ce qu’il redoutait plus que tout), le plus souvent on le maintenait ensuite par camisole chimique. Il suivit longuement une analyse jungienne, chaotique. Voyant venir une crise, c’était le Largactil.

Un jour, un ami le retrouve dans un pub à Windsor, angoissé, ivre, dans une de ses échappées. Il déclare qu’il attend la Reine, fait l’éloge de sa propre folie — manger et boire sans devoir payer, être ce dément qui ne passe qu’une fois, se retrouver dans le lit d’une inconnue sans que l’on sache ni comment, ni pourquoi.Tenter de grappiller des étincelles dans tout ce chaos. Puis il se mit à rire — d’un rire dionysiaque, précise l’homme.

En 1969, il crée Atomic Rooster, un trio : orgue-guitare-batterie. Il restera souvent fidèle à cette formule, cependant que les musiciens se succèdent sans cesse. Après chaque disque, le groupe se dissout, puis, ça repart avec d’autres. Des disques, des tournées, des arrêts, des re-départs, des séjours en hôpital. Carl Palmer, Nick Graham, John Du Cann, Paul Hammond, Pete French, Rick Parnell, Steve Bolton, Chris Farlowe, Preston Heyman, John Mandella, Bernie Tormé… Les line-up changent sans qu’il y ait de cesse, l’état psychique de Crane devient de plus en plus préoccupant.

Dès le premier album, ses deux tendances antagonistes sont présentes – le côté sombre, gothique – Friday 13th, S.L.Y. et le mélancolique – Banstead, Winter

Spring is past – winter’s coming on.
 Summer’s dead – winter’s coming on.
All of my hopes for the future now are gone.
 All of my battles are lost, for time has won.

Automne 1970, après la dislocation complète de la première formation, Vincent recrute Paul Hammond, un batteur de 18 ans, et le guitariste John Du Cann, et entame la réalisation de son deuxième album – une sombre réussite, dit-on alors. Crane choisit, pour sa couverture, un monotype colorié de William Blake : Nabuchadnezzar – un homme massif se déplace à quatre pattes, dans une grotte terreuse, ses ongles sont des griffes… L’univers de Death Walks Behind You est bien sombre. Des morceaux sur la peur, sur ce qui rôde dans l’ombre, entre l’effroi et la mélancolie, un mélange de métal et de sonorité gothique. Nobody Else, sa longue introduction au piano, pénétrante…

My whole world is fallen down.
 Couldn’t see, you’re only me,
 Nobody else to blame. 
My whole world is gone away.

Succès immédiat, la critique est élogieuse. Tomorrow Night, le single qui en est extrait, atteint le no. 11 des charts anglais. Quelques mois plus tard, ils sont no. 4 avec Devil’s Answer et enchaînent avec In Hearing Of… Atomic Rooster est désormais un groupe avec qui il faut compter. Couvertures du New Musical Express, du Melody Maker, interviews, articles de fond… Ils deviennent des invités privilégiés, leur style noir finit par s’imposer. Jimi Hendrix se dit fasciné par Vincent Crane, sa technique théâtralisée, son panache. Il donne tout. Des tournées gigantesques s’organisent, ils jouent dans les festivals en tête d’affiche. Partagent souvent la vedette avec Free. Mais contrairement aux prévisions, une force les pousse vers le bas. Crane traverse une crise violente. Cann quitte le navire, Hammond le suit. À nouveau tout se déglingue et Vincent reste seul.

Même alors, Vincent Crane recompose ses forces. Il faut repartir à zéro. S’éloigner de cette image trop sombre qui le recouvre. Il faut une voix, une autre puissance. Il embauche Chris Farlowe, en 1972, c’est Made In England. Sa nouvelle donne surprend, la direction musicale s’éloigne de ses débuts, il perd son public des commencements mais n’en trouve pas un autre à sa mesure. Il surprend sans convaincre tout à fait.

Toutefois…

Une après-midi de 1973, un mini festival est organisé, sur un parking de centre commercial à Gosselie, banlieue de Charleroi. La tête d’affiche : Atomic Rooster. Après deux groupes locaux, on constate de sérieux problèmes d’électricité – coupures répétées, alimentation insuffisante, la pluie se déverse sur le podium.La prestation du groupe anglais est sujet à caution. Les problèmes s’amplifient, si bien qu’ils sont dans l’impossibilité de jouer. On voit Chris Farlowe, costaud, dans sa veste en daim, expliquant la situation aux très jeunes gens autour de lui. Crane est à l’arrière. Un garçon de 13 ans s’approche de lui et lui demande ce qui se passe. Crane, grand, maigre, dégingandé, cheveux plats, très longs, fine moustache, porte un t-shirt noir surmonté d’un boléro à galons dorés, il a l’air abattu. S’explique mais le gamin – qui a déjà eu toutes les peines du monde à formuler sa phrase en anglais – n’y comprend rien ou croit comprendre (cette sorte d’imagination que l’on a, quand on est devant quelqu’un dont on ne comprend un traître mot).

Avant de repartir, Crane se penche à nouveau vers moi et me glisse une petite formule en souriant légèrement. Je le regarde, lui souris à mon tour, je ne veux pas qu’il se doute d’avoir parlé en vain. Il reprend son blouson et débranche son orgue. Nous nous éloignons par grappes dans le brouillard du soir. Téléphoner à mon père pour qu’il revienne me rechercher. Peut-être ne pas lui dire que le concert attendu n’a pas eu lieu.

Finalement, la nouvelle formule manque son but, pas de grand enthousiasme, pas l’impact des premiers jours. C’est sans surprise qu’un communiqué annonce la dissolution du groupe.

1977, il a trente-cinq ans, il se remarie et tente de travailler à Londres, en évitant l’épuisement des tournées. Il enregistre pour la BBC, Radio 3, compose une ‘incidental music’ pour la pièce Dracula au Shaftesbury Theatre (où sa femme Jean est éclairagiste), est ‘musical advisor’ au Royal Court’s Children Theatre Festival, retravaille en Allemagne avec Arthur Brown sur un projet ambitieux (mais peu porteur) de Richard Wahnfried (un autre nom pour Klaus Schulze).

Il joue dans des petits clubs, accompagnant au piano l’écrivain Paul Green, un ami de toujours. Il poursuit sa passion pour la magie et les tours pour les enfants de ses amis. Une période d’accalmie. Trouve une maison dans le quartier de Maida Vale, Little Venice, une bâtisse blanche du XIXe siècle qui donne sur les canaux. Belle vue triste. Le soir, il joue du piano, des pièces de Grieg, de Moussorgski, de Bach, entouré de ses chats. Mais il se sent peu à peu englouti par l’ombre. Il doit repartir au combat, comme à ses débuts. Quelque chose d’irrésistible. Il faut relancer le groupe là où on l’avait laissé. Hammond et Du Cann végètent, ils reprennent la route ensemble et enregistrent.

Avec une nouvelle décennie, c’est le retour désespéré d’Atomic Rooster, ancienne formule. On parle d’un renouveau du heavy metal anglais, ils croient en être. Peu importe le manque d’impact des disques, une tournée infernale est mise sur pied et ça repart, petits clubs, un chaque jour. À Turin, il saccage un orgue Hammond loué à grand peine par les organisateurs, la scène est le défouloir suprême, on le voit ivre, blême. La musique est rêche, sans retenue ni fioriture. Le public n’a plus rien à voir avec celui, curieux, des débuts. Amateurs de lourd. Une nuit, en Allemagne, un crash en voiture sur l’autoroute, Paul Hammond, qui est à l’avant, reçoit le choc de plein fouet – sa jambe est brisée. La tournée est suspendue. Une fois rétabli, il quitte définitivement le groupe. Du Cann part à son tour. Crane décide de continuer mais retombe dans son ancienne asthénie et arrête tout.

En 1981, Vincent Crane est pris d’une immense fatigue. Torpeur. Lithium. Banstead Mental Hospital.

Les blessures qu’il impose à ses proches alors, ses mots cinglants, sans modération, sans appel, font mal. Blesser ceux qui lui sont proches et le soutiennent. Paul Green, surtout, Arthur et Jean, sa femme. Quelle cruauté les frappera ? Les jours qui suivent lui causent une peine infinie, un remords insurmontable. Vincent-le-mercurial, à l’esprit vif et à l’humour aiguisé, selon la formule d’Arthur Brown, est loin.

Rien ni personne, dans ces moments, ne lui est d’aucun secours — pas même la musique. Il ne parvient plus à rien et veut même l’oublier.
Jusqu’à ce qu’il reprenne son clavier silencieux dans sa chambre d’hôpital. Quand l’ombre de sa confiance réapparaît, il la conforte ainsi : ses longs doigts frappent un clavier tracé au feutre sur une longue planche de bois.

Il faut repartir. Que peut-on faire d’autre que repartir sans cesse ? Peu importent les résultats immédiats. L’œuvre de sa vie n’a pas été accomplie encore.
Il faut reformer Atomic Rooster — mais avec d’autres musiciens. Élargir la formule. Refuser les déplacements, les tournées. Crane se rend compte qu’il a perdu beaucoup trop d’énergie dans l’aventure. C’est pourquoi toute sa concentration ira vers la musique créée en studio. Davantage de piano. Des musiciens plus nuancés. David Gilmour, le guitariste de Pink Floyd, est convié. Il accepte. Les morceaux se mettent en place.
 Mais juste avant que le disque ne soit commercialisé, la compagnie fait banqueroute.
 Le disque sort sans soutien. C’est un autre échec. Vincent Crane prend alors la décision, sans appel, de dissoudre définitivement Atomic Rooster.
 Fin de la légende ébréchée.

En février 1984, il accepte encore de rejoindre, en tant que musicien de studio, les Dexy’s Midnight Runners de Kevin Rowland. Il joue sur leur album et les accompagne en tournée. Des photos individuelles sont insérées dans la couverture du disque. La plupart des musiciens ont la trentaine ou à peine. Lui apparaît comme provenant d’un autre monde — un monde de solitude et de souffrance. Il a quarante ans. Son visage, plâtreux, s’est épaissi. Un masque de tourment.

Promenade avec son chien Merlin, dans son quartier de Maida Vale, la ligne d’arbres de Regent’s Park qui se prolonge à travers Little Venice, les bateaux colorés avec leurs pots de fleurs apparents… Marcher, toujours marcher, jusqu’à ce qu’on se retrouve quelque part.

Maida Vale : Bakerloo line
 Main Streets : Maida Vale, Edgware Road
 Canal Boats : Regent’s Canal By Boat, Jason’s Trip, Jenny Wren Boats —
 boat trips between Little Venice and Camden Lock
Ô Battersea…

La situation se dégrade tant en lui qu’il se voit perdre toute énergie créatrice.
Il décide alors d’arrêter toute médication.
Ne plus parvenir à toucher à sa création lui apparaît comme un cercle de l’enfer inacceptable. Jean et lui se séparent, vendent la maison et achètent deux appartements proches, dans le même quartier. Il vit alors dans un chaos indescriptible : restes de nourriture, vêtements, papiers, factures (beaucoup de factures), vieux disques de blues.
Des livres de Dürer et de Blake traînent çà et là. Thomas Hardy, cent fois repris, tant aimé. Près de lui, les écrits de Ouspensky et Gurdjieff — les maîtres — qui, peut-être, sans l’exercice de la chimie, apaiseraient les tiraillements de son esprit.

Non, il n’accompagnera pas Jean à l’exposition Léonard de Vinci. Il restera plutôt chez lui, ou se promènera. C’est sans problème, vraiment. Dans l’après-midi, il lui laisse un mot sur son répondeur. Ce n’est pas la peine qu’elle passe par chez lui. Il passe la soirée avec son ami, le collectionneur Barry Winton. Il ira se coucher tard, lui souhaite une bonne nuit, et la rappellera le lendemain matin. À son retour, Jean tente de lui téléphoner. Pas de réponse. Elle se couche et s’endort. Vers trois heures du matin, elle s’éveille en sursaut.
Elle a vu Vincent assis sur son lit. Elle téléphone de nouveau.
Puis se souvient d’une chose : Barry n’est pas à Londres cette semaine.

Vincent Crane s’est suicidé le 14 février 1989, à l’âge de 45 ans.
Plaquettes d’Anadin : 400, prises avec du café. Plus de dix fois la dose mortelle.

Boulevard du Midi, dans une boutique où l’on ne vend que du vinyle. Je sors Death Walks Behind You d’une pile, j’ouvre la pochette : une photo pleine page en noir et blanc. Crane se tient au centre, ses deux longs bras blancs, sans tatouage, son bracelet de force, le regard tombant. À sa droite, coudes appuyés sur les genoux, cheveux plats, l’air ailleurs : Paul Hammond, mort d’une overdose en 1993, après avoir quitté le groupe. Il ne retrouva plus le moindre succès, jouant ici et là où on le demandait, dans des plans minables, survivant au jour le jour, accroché aux drogues et à l’alcool. Une croix en pierre les relie. La photographie est prise par Richard Lyon, au Churchfield Road Cemetery, Acton W3. À la gauche de Crane : John Du Cann le maussade, seul survivant, sa joue creusée, posée sur son poing gauche — à la manière de la gravure Melancolia de Dürer. Son retour triomphal sans cesse annoncé. Repoussé sans cesse. Un jour… un jour. Mais tant de jours sont passés.
Toujours repartir. Crane, lui, est reparti tant de fois. Aller vers un mieux, un avenir resplendissant. Même quand ça rate. Surtout quand ça rate. À quarante ans, au bord de perdre la foi, il est reparti encore — sans le soutien de rien ni personne.
Et pour moi, repartir de ce que je tiens en main. Repartir d’une époque où tout me semblait possible. Cette perception particulière que l’on a lorsqu’on réécoute une musique d’avant les désenchantements et les promesses non tenues. Nous voilà pour ce que nous sommes, parfois sans grandeur ni courage. Pourtant, à cet instant même où nous nous tenons, aujourd’hui vivants, ce disque en mains, dans cette boutique —
un toucher de piano sombre et pénétrant : ce possible émerge à nouveau.

Juin 2000

Ce texte a été publié à l’époque et à quinze exemplaires par Ghislain Olivier pour Les éditions de l’Heure.

Certains témoignages m’avaient été fournis pour ce récit par Jean Cheesman qui le publia, un temps, traduit en anglais, sur un site consacré au groupe.