le jour où Donald Judd débarqua à Marfa, Texas

Ecrit non publié pour un futur Luna Park de Marc Dachy

15 untitled works in concrete, 1980-1984.

Affrontant toutes les nécessités imposées par musées, lassé par leurs exigences qu’il perçoit comme dénuées de sens, Donald Judd va dans le désert, y découvre un lieu, il y crée son propre espace – un espace fixe, pour lui et ses amis. Ce processus est superbement décrit, en même temps que la conception profonde de son art et de l’architecture adaptative, dans ses Ecrits (*).

Comment construire un mur et selon quelles proportions ? Un lit pour ses enfants ? Une chaise ? Comment s’adapter à une série de bâtiments existants ? Pourquoi ses objets spécifiques ont tant besoin d’espace, d’un certain espace. En 1973, il prend définitivement possession d’une suite de bâtiments, à Marfa, Texas. Donald Judd considère alors chacune de ses pièces comme le fragment d’une disposition d’ensemble. Chaque œuvre prend son sens, en son étendue propre, l’espace, même, l’intégrant en même temps qu’il est intégré par elle. Ses objets spécifiques, depuis lors, y absorbent le paysage.

(*) Complete Writings, 1959-1975 (Halifax: Press of the Nova Scotia College of Art and Design, 1975) / Ecrits, 1963-1990 (Daniel Lelong éditeur, 1991)

… à travers Donald Judd + paysage

En 1963, en août, je me trouvai dans la région de Tucson, j’avais pris un Greyhound à partir de New York (25 dollars en tout). Cinq ans plus tard, je cherchais un lieu pour installer mes œuvres, ma famille. A New York, mes cactus dépérissaient (l’humidité des ports). Et c’est un jour de novembre 1971 que j’ai débarqué ici – à El Rosario.

Nouveau Mexique ? Trop élevé (trop froid), alors, je me suis souvenu du Texas. Marfa, 2466 habitants. Rien à voir sauf le désert – et les gens. Le sol est rouge, le ciel immense. Les broussailles, les cactus sauvages, vaches brunes à tête blanche.

Le seul fait retenu : George Stevens y a tourné Giant – avec Liz et James, les fantômes du coin. Au dinner : clichés de Jimmy avec, à ses côtés, le jeune Dennis Hopper. Un Jimmy surpris en train de manger son breakfast – ici même… Jimmy Dean se relaxant entre deux scènes. Jimmy en jeans, bronzé, souriant, portant un sweat-shirt noir, col en v et lunettes… La meilleure (la plus anodine) : Jimmy avec les filles de la famille, Lucie, et Ofelia, ainsi que plusieurs membres du personnel de l’hôtel El Paisano.

Architectures fragiles, cactus, terre, mur – simples murs d’une grande beauté (toujours ces proportions). Une route à deux bandes, parfois une bande supplémentaire sur le côté pour les camions, les véhicules lents… Loué une maison. J’y suis descendu avec un ami, mon fils de quatre ans et mes sculptures. Du nord au sud, on a traversé tous les états avec ce sentiment de calme, d’héroïque détermination. Aller résolument vers une chose dont on ne sait encore rien. Un objet inconnu où converge tous nos désirs.

Là, construction d’une maison, d’un long mur en terre, de meubles pour les enfants. Des lits, chaises, tables. Une bibliothèque.

Chaque année verra une disposition nouvelle. Un espace hors des musées. Sans curateur. Les œuvres qui s’y déposent y resteront. On ne les démantèlera pas comme on a démantelé tant de mes travaux, bons à la casse. Il y a en aura pour Dan Flavin et pour Chamberlain. Il y en aura pour Richard Long.

Je ferai un jardin pour ma fille qui aime ça (un prunier, non, sept pruniers)

Celedonio et Alfredo m’aideront. On fera une chose qui n’a jamais été faite, pas un musée, un espace inédit. Une installation permanente avec le vide qu’il faut – avec l’architecture qu’il faut pour une fois. A 100 kilomètre du Mexique, voilà ce que je ferai – et je le ferai seulement parce qu’il faut le faire et que cette chose à faire doit être faite par moi. Ainsi, par une étrange et implacable logique, je débarquai ici et me mis au travail.

Advienne que pourra – c’est ce que je me dis en sautant du camion.

Bruxelles, été 2007

Le même texte revu par le typographe Peter Maybury pour la revue Luna Park