Notes prises sur un premier tournage en Asturias (28/5>3/6/24)

ici en plein action : Txema González de Lozoyo et Vincent Pinckaers

départ tant imaginé mais qui est bel et bien là – présent – j’attends le taxi. on y va. en route vers Asturias.

les micros-soucis avant toute mise en place. je pressens un problème avec un excédant de bagages mais cela se fait sans encombre. par contre, l’employée ayant examiné mon ID déclare que ma carte est fêlée et qu’en principe on peut me refuser mon vol. téléphone. j’ai de la chance, il accepte ma carte défaillante. déjà dans ma tête. Vincent part seul, je repasse chez moi prendre mon passeport, je tente de prendre un vol dans la journée. mais non, fausse alerte finalement. l’employée : pour le Portugal, ils auraient refusés, pour les Asturies, ça passe…

il y a toujours du flou dans une location de voiture à l’étranger. ici, je devrais attendre jusque 16h (il est 13h). hélas pas grand chose à faire. sauf peut-être doubler son assurance. dans ce cas, tout se dénoue dans la minute. on me donne les clés. nous prenons possession de la voiture – une Citroën Berlingo et ça roule. on remarque des légères griffes. lorsque je veux le signaler, l’employée me rit au nez… rien a craindre avec cette assurance. (en effet, lorsqu’on la rendra six jours plus tard, elle demandera seulement si le réservoir est plein. aucune inspection, rien. il suffit d’avoir l’assurance adéquate.

le 28 au soir, nous sommes à trois à manger du cabrales, des anchois et à boire du cidre. les choses commencent.

premier jour de tournage. clarté du cerveau vers 6 heure du matin. allons vers les rochers noirs de Gijon, le ressac de l’Atlantique. rochers en contre-bas que l’eau recouvre. des escaliers se dirigent vers la mer.

la sculpture monumentale de Chillida en contre-jour. pas facile mais Vincent parvient à la capter. dans l’œilleton le monument est noir et la mer trop brillante. impossible de faire la balance. l’oeil ne peut pas, la machine peut…

les optiques : focale 85mm

c’est d’ici que ma mère et mon oncle sont partis. ma mère avait peur que son frère hyperactif ne tombe par dessus bord. elle a souvent dit qu’elle avait peur de l’eau à cause de cela.

départ en bateau de Gijon vers Bordeaux (aujourd’hui ils partent vers Saint-Nazaire et Goose, au nord de l’Angleterre, il faut respectivement 15 et 25 heures)

sommes toujours à la recherche d’aubes et de crépuscules, éventuellement d’un vrai midi. pour le reste, on doit attendre. aussi le vent. essentiel pour tout film, le vent, c’est-à-dire les effets qu’il produit.

aspects intemporels, loin de l’idéologie du temps.

(ma mère : quand on a été à l’orphelinat comme moi, on ne se laisse faire par personne. on fait ce qu’on doit faire sans rien demander.)

anarchisme lié aux syndicats : « ils n’ont tiré sur personne ». cette nuance essentielle pour les temps qui viennent.

… c’est ici que ma mère est née, à Ciaño, sur les hauteurs. quelle fut sa maison ?
à quelques kilomètres de La Figuera où tout a commencé… les trois villes s’interpénètrent si bien qu’il est difficile de savoir dans laquelle on se trouve.

le cidre se boit à la seconde où l’on reçoit le verre de la main du serveur, avant que l’agitation de l’oxygène se dissipe. bouteille en haut, verre large en bas, le jet oblique, trois secondes et le verre est passé.

de même, au code ‘sidra’ : on s’arrête et on filme sans remettre à plus tard (aux circonstances soit disant meilleures).

arrêtons au port. Txema fixe des rendez-vous. idée d’aller re-filmer Irene d’Anxelu, dernière chanteuse à savoir des mélodies apprises de mère en fille, beaucoup datent de 16ème siècle, d’autres sont plus vieilles encore. nous l’avions visitée il y a cinq ans déjà avec Txema (qui avait réalisé des enregistrements pour sa thème) et Dom Goblet. Txema insiste mais la belle-fille, hostile à notre présence, refuse. il va falloir la convaincre. pas de chant, pas d’entrevue, simplement la voir et la ‘photographier’ ? elle accepte. ensuite, on verra ce qui se passe.

Celsio, 102 ans, il avait 10 ans lorsque ma mère est née, 16 lorsqu’elle quitte le pays.

quels sont ses souvenirs les plus anciens ?
sentiments des populations vers 34
entre 34 et 36, de la débâcle à la guerre civile.
rôle des mineurs
fonctionnement de la commune
les gens qui sont partis, comment sont-ils partis et où ?

quand j’avais 14 ans ma tante Sara est venue à Charleroi nous visiter. elle dit que dans la famille, du côté de la grand-mère maternelle, il n’y avait pas que du sang pur. on en su davantage un peu plus tard.

qu’est-ce que ce film ? faire émerger l’absence. sculpter la lumière pour recréer le réel. enregistrer le son en non synchrone. fusionner ensuite les plans filmés et le son capté.

la proximité, le travail, l’intime.

nous avons cinq jours, pas un de plus.

exploration d’une maison de mineur dans un abandon relatif. les lits parfaitement faits. la trace des cadres enlevés. tentative minutieuse pour capter tout l’aspect fantomatique des pièces. sentiment d’avoir recueilli quelque chose dans un silence (presque) total.

(en sortant, on a du mal à dégager la voiture garée près d’un dénivelé d’une dizaine de mètres. chaque fois que Vincent se met en première, la voiture recule de quelques centimètres alors que la roue est déjà à moitié dans le vide. j’agrippe la vitre à demi-baissée comme si je pouvais la maintenir et l’empêcher de basculer. une marche arrière rapide nous dégage de ce mauvais pas. il y aura une seconde frayeur – je dirais bien panique – lorsque je me suis fourvoyée dans l’espace pentu d’un village, une dénivellation de 30° et on doit passer entre deux bouts de toits et une cour. une voiture devant moi. blocage. peur que la voiture dégringole. comment transformer cette peur du vide en une série de plans rapides ?)

allons chercher Carlos (déjà rencontré il y a cinq ans) qui nous emmène dans une auberge qui surmonte la vallée – campa San Juan Bimenes. y rencontrons le cinéaste Sergio Montero-Fernandez qui a réalisé Los labios apretados – précisément sur le révolution de 34. un dialogue entre eux ? dehors ? dedans ? nous pensons la chose entendue mais elle ne l’est pas. il ne pensait pas être filmé. il devient dès lors réticent et on coupe la camera. Txema enregistre. il se demande pourquoi je fais ce film ? je réponds quelque chose comme : pour faire ce film, justement, pour continuer à vivre dans un espace habitable. je me retrouve à devoir expliquer mes motivations comme si elles étaient claires et allant de soi. or, ce ne l’est pas. nos deux points de vues divergent de beaucoup. il me dit que la réponse est à trouver dans les lieux de l’exil et non ici. mais il n’y a plus de mémoire dans ces lieux d’exil, on a tout oublié. je me rends compte qu’il n‘a pas la moindre idée de ce que sont devenus ces gens qui sont partis. c’est intéressant à découvrir. mais cela plonge l’exil dans une plus grande solitude. comme si tout retour en arrière était sans objet.

quelques plans de l’auberge. dehors, des chaises vides. nous filmons.

12 heures de travail, fatigue, retour à Gijon.

seul un travail intensif ou régulier peut nous amener du matériau – du sens – à la quête que tout humain doit mener.

discipline du lever – l’air de six à sept (j’avais écrit l’or) – le travail psychique de ces heures là alors que je suis ici, lieu de naissance de ma mère, il y a longtemps, ici, quelque part, je ne sais où. tout s’efface, mémoire bien floue. on filme une maison isolée sur les hauteurs (un de ses souvenirs d’ici).

Ciaño – d’où l’on est. le son des usines, le pépiements des oiseaux, mêlés aux chants répétés des coqs, l’odeur du coke aussi, comme en Russie. les mêmes puits de mines qu’en Wallonie.

on se devrait d’être infiniment moins dans l’espace des nouvelles du monde, ça nous déforce, ça nous tourmente. en dehors de ces sollicitations par lesquelles nous nous tenons au courant, nous nous tournerions vers un autre âge, une autre série, une autre vie. au moins débrancher X.

à travers ces travaux, notre tâche in extremis

de la montagne, la nuit, à la nuit des usines

portrait silencieux d’ Irene dans la lumière basse de sa cuisine. fini les chants. mais sa voix parlée est comme un chant.

la nuit ne tombe pas comme ça devrait, le brouillard d’abord envahit tout. du brouillard à la non lumière. ce que nous avons tenter de capter.

immense rire ce soir à Gangas Del Narcea. mais nous pressentons qu’il nous faut retourner à Tresmonte et faire le portrait de Juan Carlos, le fils d’Irene. son amour des cloches et des vaches. rencontre entre le chant multi-séculaire et les sonnailles des montagnes. (… rapprochement entre Irene, même âge que ma mère mais qui est restée, de même entre le solide Juan Carlos et ma personne.)

nuit courte, le matin pression sur l’estomac, vomissement, fatigue mais ça passe. on repart sur les hauteurs. on arrête quand on le sent. filmer la profondeur des montagnes. rencontre fortuite avec un homme appelé Severino, il nous parle depuis son champ, on lui répond. son portrait à la barrière.

une mine d’or dans les montagne exploitée par les romains, aujourd’hui dirigée par les chinois, d’un empire à l’autre. Despidos no oro valle.

portrait de famille dans la cuisine, Irene, Carmen, sa bru, Juan Carlos, son fils, Dani, le petit-fils, celui sur qui chacun compte. nous nous immisçons parmi eux. tout ce qui est sur la table, vin compris, vient de cette maison. nous partageons cela dans la solennité la plus simple.

retour à La Figuera, partageons quelques sidras. mais break. reprendrons demain.

dernier jour complet de tournage. liste des plans à faire absolument. bâtiments, éléments, visages.

caméra – on construit le Réel à travers la lumière – ce qui apparait – ce qui ne s’est transformé que par l’oeil. le son crée des insertions, des ruptures. le nécessaire flux tendu des images. il faut passer par de l’abstrait.

La Figuera, filmer les bâtiments fixes mais non à l’abandon. pas plus qu’à Charleroi. quel rapport entre ce que l’on filme et l’étincelle de la révolution de 34. qu’est-ce qui se voit ?

la liste, certes, mais si on tombe sur un match de foot ou un cirque… je me trompe de sortie et d’une bretelle de route surélevée, voilà ce qu’on aperçoit. c’est sans doute pour cela qu’il faut se tromper.

question : comment atteindre ce match ? ça parait impossible, puis en s’approchant, on voit un homme regarder par un trou. de pareils trous sont percés tous les dix mètres d’où on peut voir la rencontre. bouts de jeu et portrait de la foule regardant. quant au cirque, il s’agit un des nombreux avatars des Zavatta hermanos. peint sur une des semi-remorques : trois jeunes femmes en bikinis affrontant une bordée de piranhas. j’imagine déjà le tank verdâtre, les corps nageant. on se renseigne : non, depuis 5 ans un décret européen interdit toute représentation avec animaux. on se contentera d’un équilibriste et d’un clown (anversois).

on repart sur la vie dans les sidrerias. parvenir à capter le geste. le serveur pendant les quelques secondes que dure l’écoulement du cidre dans le verre. la rivière Nalón qui coule à Ciaño.

une usine, la nuit, il faut la repérer puis s’en approcher. du crépuscule à la pleine nuit.
dernier plan.

et la liste orpheline :

l’aspect hypnotique des objets qui se déplacent vite, mais aussi, l’aspect lent et processionnaire du déplacement des nuages.

fontaines, sources, cascades…

choeur de mineurs asturiens (enregistrements, toujours en activité ? les derniers puits ne se sont arrêtés qu’en 2018…) En el pozu María Luisa

des sirènes d’usines

paysages de neige, longues étendues blanches.

exploration souterraine des mines.
descendre plus bas.

rapport du charbon et de la neige…

d’autres séances nocturnes

sur les hauteurs, les constellations claires comme le cristal.
l’aspect cosmogonique qu’il faudra atteindre.

(nous reviendrons.)

déclaration : en dépit de l’air du Temps, et du manque de support – qui est son corolaire – nous avons été filmer une première fois en Asturias dans l’espoir de boucler notre triptyque : après Birobidjan et Charleroi, Asturias enfin. ce ne fut imaginable qu’avec la ténacité et l’amitié indéfectible de Vincent et Txema.

Vincent Pinckaers, directeur photo et cadreur sur ‘les trois films longs’, par ailleurs réalisateur. Txema González de Lozoyo, connu par l’entremise de Servando Rocha (qui fut le centre stratégique de notre film RAGE), anthropologue et musicologue, il fait office d’ingénieur du son sur ce film, de même qu’interprète et plus encore.