10 agencements comme puissance perforique

après avoir lu Mille plateaux de Gilles Deleuze et Félix Guattari

Millesuoni, publié en Italie par Cronopio, Naples, 2006. curateurs : Roberto Paci Dal et Emanuele Quinz.

Mil sonidos : Deleuze, Guattari y la musica electronica re-publié en Espagne par Tercero incluido, hiver 2022.

Ampoule noire

En l’an de disgrâce 1984, j’allais assister à une lecture de William Burroughs au Melkweg, à Amsterdam, nous roulions dans la voiture déglinguée d’un ami d’alors, un sanglant crépuscule nous environnait. Mes mains, mes bras portaient de multiples zébrures, les griffes d’un chat. J’avais l’impression confuse que nous allions vers l’enfer. Il y eut des incidents à l’entrée, suite aux poussées, une vitre vola en éclats devant nous. Le lendemain aux petites heures, nous déambulâmes encore dans les quartiers interlopes, red-light districts, à ce qu’on disait, se faisant aborder des dizaines de fois par des gens qui proposaient spécialement pour nous quelque substance blanche. Du bout des doigts, je tenais dans la poche le petit livre Rhizome. Après quelques verres encore, sur le dam, je me souviens très clairement avoir remarqué devant moi un hippie d’un certain âge. Pourquoi lui, je l’ignore, mais il me fit comprendre instantanément ce qu’est une DT. Je saisis que cet homme avait été un jeune homme beau et révolté, il avait dû fuir, dans ses années de fougue, une maison familiale bourgeoise, la loi de ses parents et les espoirs qu’ils avaient mis en lui. Il avait opéré une terrible déterritorialisation, avait décidé de détaler pour de bon et s’était retrouvé dans une nouvelle ville avec des tas de possibilités inconnues, dans des plans extraordinaires de squat et de came. Sa territorialisation nouvelle cependant s’épuisa rapidement – et incapable désormais d’accomplir une nouvelle reconsidération, les années passant, la came, le vide, il se retrouvait dans un délirant désir de retour dans un temps à jamais passé, mendiant, une sibylle devant lui où quelques rares florins noircissaient. Fixé à jamais dans sa répétition.

Un passage tordu, notre avancée tenaillée et personne pour s’en sortir vivant.

Une ampoule noire ? pour quel rayonnement ? est-ce un remède ? une métaphore ? une eau stagnante ? aucune trace nulle part dans notre dictionnaire. Les choses sont un rêve puis ça ne va plus, mais alors plus du tout – et c’est mort.

Un domaines de signes

Des tas de gens influencent la pensée, le désir et l’action … il se fait seulement que sa pensée à lui, Gilles Deleuze, a fonctionné sur moi, il se fait que j’ai utilisé dans mon travail de production de signes quelques concepts développés principalement dans Mille Plateaux. Voilà l’outil.

Deleuze n’enseigne pas du tout comment faire un rhizome – ça ce sont des clichés, il nous fait découvrir les structures même de la résistance. Sa pensée nous pousse plutôt à l’action – à l’action minoritaire et aux devenirs de résistance, par toutes sortes de moyens. C’est très concret tout cela et le fait que nous nous retrouvions après des années dans une structure non-arborescente n’est que la conséquence de cette prise de conscience… Il a bien fallu s’installer à la pointe de son savoir (donc de son ignorance) et parler de là et produire, construire, fabriquer, s’y installer dans cette sorte d’équilibre pour y dire quelque chose, pour qu’il y ait une voix.

Pas de commémoration, nous n’en voulons pas. Commémorer c’est vouloir reproduire le même. Il faut sortir de là. Ce qu’il faut exiger maintenant, c’est qu’on parle de notre voix et non de la sienne. Tout sauf le calque – il me semble clair que c’est bien à nous d’échafauder, les lignes, les ritournelles, c’est nous. Etablir de nouvelles codifications relève de la nécessité. Sinon attention aux fac-similés, aux stéréotypes, aux mots, qui petit à petit, se vident de leur sens. Les concepts doivent être saisis et utilisés. Les répéter alourdit la mise et c’est un fourvoiement que l’on voit déjà apparaître depuis plusieurs années. Débusquer les termes récurrents et remplacer-les par d’autres. Telle est notre tâche d’architecte-agenceur. Sinon, sinon…

Une petite grammaire

Ainsi sommes-nous jetés dans la réalité du monde – liés à la haute solitude peuplée du travail et des alliances. Comment rencontre-t-on une phrase ? un style ? une langue ? un concept ? un homme, à travers tout ? Chaque fois, cela doit bien différer. Deleuze est souvent venu me hanter. A chaque fois, il fut la promesse d’une fertilité que je ne pouvais espérer. Son écriture-pensée fut une sauvegarde, c’est par elle qu’on se mit, modestement ou non, à construire. Trop bien dit, sans doute. C’est donc et avant tout une rencontre, une intensité.

Chose dite en passant, il nous est interdit de nous dire deleuzien, cela serait un lourd contresens. Nous avons puisé tant que nous avons pu et, certes, un ré-enchantement de la réalité par cette autre compréhension nous apparut, tel fut le résultat zigzagant d’un process philosophique jusqu’alors inédit. Il est vrai de dire que lorsqu’un tel décryptage s’offrit à nous, c’est une matière à décoder sans fin que nous pénétra. Il y eut des ruptures, des flux tendus ou coupés mais aussi des bonds et il y eut des creux et des espaces vides – en d’autres mots, nous tirâmes parti de ce que avions décrypté – décrypter, c’est-à-dire rendre cette réalité plus intense – être davantage au monde. Ne pas dire que la vraie vie est ailleurs, que la vie n’est pas la vie. Pas plus cela que ces épais calques qui ne génèrent que du semblable. Pas de ces systèmes clôts, forclos qui s’immiscent aujourd’hui, ici même, à travers mille détours minoritaires. Le plomb est bouillant. On bétonne sec ici et là. Le monde se voit dans une lumière noire, parfois. Souvenirs persistants qu’il y eut dans le passé, des décryptages terriblements acérés, riches et multivoques : Sephiroth de la Kabbale, hautes sphères de la pensée bouddhique Mahayâna et Vajrayâna. Concepts philosophiques, décryptage de la réalité phénoménale. Nous sommes à la pointe même de la jouissance de l’instant où nous parlons-écrivons, ou dans la perspective d’une action (plus exactement dans l’énergie qui génère cette action). Voilà qu’on rencontre sa puissance.

Liens : tissus, apprentissage et construction

Au début des années quatre-vingts quand j’étais à l’université, j’ai passé un an à étudier La Philosophie du Droit de Hegel. Lire Gilles Deleuze, c’était une bombe. A l’encontre de l’académisme philosophique ambiant, lire Mille plateaux avait quelque chose d’inouï, de pas sérieux. Quelques années plus tard, au même endroit ou presque, Isabelle Stengers se dit ouvertement deleuzienne. Des jointures avec la science et la politique furent établies. Cela faisait longtemps que je n’y étais plus. Se dire deleuzien m’a toujours posé problème, sans doute est-ce une facilité, un raccourci, peut être un hommage, je ne sais. Moi qui ne suis ni philosophe, ni penseur, que puis-je en dire ? Je ne suis pas dans la boutique. Pour ma part, je ne le dirais pas. Quelle candeur, quelle effroyable méprise, sans doute. A chacun de voir. Michel Foucault a dit le siècle sera deleuzien. Mais c’est là tout autre chose. On en revient au décryptage structurel. Quelque chose peut être deleuzien mais pas quelqu’un. Le nouvel archiviste était arrivé en ville et c’était aussi un cartographe et ils marchèrent côte à côté jusqu’à ce que mort s’en suive. Epuisement divers sans que le renoncement n’accapare jamais.

Peu après mes années errantes, j’en viens à rencontrer Gilles Deleuze chez lui, rue de Bizerte, sans doute par un cruel contresens, il ouvrit et je lui proposai de réaliser quelques clichés polaroid pour une exposition collective (j’en fis de même pour Lyotard qui n’habitait pas très loin). Certes, maigre, mais c’est tout ce que j’avais trouvé. Tous, cependant, m’ouvrirent leur porte avec tant de gentillesse que je n’en reviens toujours pas. Peut-être cela avait-t-il avoir mon innocence d’alors. Peu après, j’eus l’idée de créer avec Frédéric Walheer, une maison de production qui épouserait un type de circulation nouvelle, profondément ouverte sur tout genre minoritaire. Nom : sub rosa – expression latine tombée en désuétude signifiant entre nous, confidentiellement, entre amis… Nous avions notre machine, nous étions à notre poste de combat.

Dans les premiers mois de la fatidique année 1995, je pensai, qu’après plusieurs années de travail et de réflexions, il était temps que je revienne vers lui avec un prétexte un peu plus sérieux. A ma première lettre timide, sa réponse fut d’un grand encouragement et je poursuivis. Je lui envoyai plusieurs colis de disques, qu’il me commentait. L’idée non déclarée était de réaliser un ou une série d’enregistrement(s) portant sa marque. J’ignorais encore comment. Je me mis alors à la recherche – parmi les musiciens que je connaissais – principalement de jeunes musiciens issus de la jeune vague électronique d’alors – Markus Popp / Oval, Mouse on Mars, en Allemagne, Robin Rimbaud /Scanner, Robert Hampton / Main, à Londres, David Shea, à New York, Tobias Hazan entre Bruxelles et Tel Aviv… La plupart connaissaient, peu ou prou, le travail de Deleuze-Guattari et je décidai de mettre sur un premier projet, l’ensemble ouvert serait de pures mises en liens et ce faisceau ferait sens à travers l’objet d’une petite sculpture quantique qui se nomme cd.

Quelques années auparavant, Achim Szepanski avait fondé Mille Plateaux à Frankfurt produisait des musiques électroniques et quelques textes théoriques ayant trait avec la philosophie de Deleuze-Guattari (jusque-là, en Allemagne cette pensée avait été davantage liée à un aspect plus strictement politique). Il était clair alors qu’une nouvelle activité faisait jour autour de Deleuze, c’était en réalité une véritable mise en pratique de ces concepts.

Il est cependant juste de redire ici que le premier à avoir lié Gilles Deleuze à une aventure musicale est Richard Pinhas (et cela dès 1974 sur un album de Heldon où Deleuze dit splendidement Le Voyageur de Nietzsche).

Notre première production, donc, référencé sr99, fut enregistrée d’août à octobre, fin du mois, nous avions réaliser le master et nous étions en fabrication. Le 5 novembre, j’appris sa mort. Le cd parut quelques semaines plus tard.

Outil #1 : plis et rhizomes pour Gilles Deleuze

Ne pas ‘faire le point’: plutôt tracer des lignes. Les lignes n’ont pas d’origine, et poussent par le milieu. On ne fait jamais table rase, on est toujours au milieu de quelque chose, comme l’herbe. Plus on prend le monde là où il est, plus on a de chance de le changer… GD/FG

Mille plateaux: outils, signes et ritournelles…

« Nous avons écrit l’Anti-Oedipe à deux. Comme chacun de nous était plusieurs, ça faisait déjà beaucoup de monde » c’est sur cette phrase, la toute première de Mille Plateaux, que l’on a imaginé sub rosa. Dès le départ, nous avons voulu être autre chose qu’un label, une machine peut être, faite de rhizomes, de piques et de creux, de repos et d’excitation, d’illumination, (pourquoi pas), peut être d’exaspération et de doute. Les choses vont ainsi. Le miracle d’une épiphanie. Sous la rose, la parole intime de l’amitié. Quelque chose de beau, qui grandit, qui change, qui s’en va ailleurs et qui revient sous une autre forme. La meute qui se défait et se reforme dans l’obscurité d’une forêt, la sécheresse d’un désert.

Avec ça, on a refait autre chose. Avec le texte nous avons fait du son. Le son est allé on ne sait où (sans doute un jour les choses nous reviendront sous d’autres formes). Bien respirer. Repartir. Il faut bien s’insérer dans la vie puisqu’on est vivant et que le monde continue.

Evidemment, ceci n’a rien d’un hommage officiel à l’un des grands penseurs de notre temps, ce n’est qu’un salut fraternel de quelques jeunes gens qui, profondément, l’admirent; mieux: qui, un jour, par ses écrits, ont été aidés dans leur création et dans leur vie.

Gilles Deleuze, vous nous avez donné tant d’encouragements et de telles preuves d’amitié que ceci est bien le moindre signe que nous voulions vous adresser. (septembre 1995)

Outils #2 : double articulation : un autre plateau

Les surfeurs disent… mais on est complètement d’accord nous! Parce que: qu’est-ce qu’on fait? On ne cesse pas de s’insinuer dans les plis de la vague. Pour nous, la nature, c’est un ensemble de plis mobiles, alors on s’insinue dans le pli de la vague – habiter le pli de la vague… c’est ça notre tâche à nous. (in l’Abécédaire)

Après avoir conçu Plis et rhizomes, à la première écoute même, il nous est venu l’idée de re-créer un autre plateau – une autre petite sculpture quantique recouverte de textes – tirer des lignes de fuites pour remodeler ailleurs et autrement le matériau qui nous apparaissait alors. Nous avons demandé aux participants de se remixer les uns les autres et ce qui émergea fut plus passionnant que ce que nous avions imaginé – Oval se re-mixant lui-même, Mouse on Mars re-mixant l’ensemble… le remix en-soi est passionnant dans le sens où il offre une vision nouvelle – jamais définitive – de ce qui est, un espace neuf où deux styles s’interpénètrent, deux manières de faire qui, au lieu, se s’annihiler se renforce pour donner dans le meilleur des cas – autre chose.

A un moment, il a bien fallu reconstruire quelque chose. Nous, on dit: lisez Deleuze, ces livres, Mille plateaux… ce sont parmi les outils les plus extraordinaires que nous connaissions. C’était donc bien autre chose qu’un hommage – risquer de devenir-intense. Et maintenant si des cliques nous reviennent en disant: attention nous on est deleuzien… il va vraiment falloir leur dire d’aller se déterritorialiser ailleurs ! Il nous semble encore que vivre dans sa mémoire autour d’une école est une catastrophe à éviter à tout prix. Et quelqu’un qui agira – dans quelque domaine que ce soit – en utilisant ses concepts comme outils, lui sera toujours plus proche qu’un universitaire s’autoproclamant deleuzien. Reste suit. (novembre 1996)

Outils #3 : sons, films – envoyez ça dans le monde…

Je me rends compte au ton volontiers polémique de ces textes qu’à l’époque, je voulais surtout me prémunir d’un quelconque jargon liée à cette pensée. Nous étions dans l’action. Je ne parle toujours que d’outils, de leviers. Ces deux disques sortis à un an d’intervalle (respectivement sr99 et sr110), furent accompagnés d’une série de concerts qui nous amena à Londres, Paris, New York, Bologne, Bruxelles. Robin Rimbaud appelait cela la Deleuze Unit. Pas mal d’interconnexion entre les musiciens s’établirent alors. Des fragments de films (certains des miens, principalement 27 plantes et Derek Jarman’s Garden d’autres anonymes, étaient projetés). Tout cela se passa dans l’espace de quelques mois. Les trois premiers événements furent enregistrés et sortirent quasiment séance tenante sous les références q-051 : Shea – Rimbaud – Hampson > London Live Sessions (carton bleu), q-102 Scanner – Shea – Main > Paris Live Sessions (carton rouge) et q-153 Hazan – Shea – Nûs – Scanner > New York Soundscape (carton orange).

Stephen Jouannon de Purple Fiction m’interrogea lors du concert parisien, en avril 1996.

  • « dès le départ nous avons voulu être autre chose qu’un label, une machine, peut être… » aujourd’hui, comment définis-tu sub rosa? que veux-tu dire par cette évocation deleuzienne?
  • un label généralement trouve sa spécificité musicale et tente d’imposer quelques groupes qui en forment le noyau. notre manière de fonctionner est différente. nous essayons plutôt d’établir un état d’esprit, quelque chose qui relierait les gens.
  • il y a une grande diversité de styles et de cultures dans les disques que tu distribues, quels sont tes critères de sélection?
  • c’est un dispositif très ouvert. nous faisons exactement ce qui nous semble bon de faire. quelque fois, nous allons à l’encontre de ce que l’on attend de nous, je le sais , mais je pense qu’il y a une facilité à se positionner comme label d’avant-garde. tout ce qui devient statique devient, tôt ou tard, un nouvel académisme, une facilité. c’est pourquoi, l’idée du rhizome nous plaît – déterritorialisez, il en restera toujours quelque chose…
  • dans ‘folds and rhizomes for gilles deleuze’ les formations ont surtout voulus exprimer leurs sentiments par rapport à l’oeuvre et à l’amitié qu’ils éprouvaient pour Gilles Deleuze. cela ressemble plus à un album témoignage qu’à un album hommage. comment êtes vous parvenu à éviter l’album officiel?
  • je suis assez content d’en parler parce que c’est une longue histoire et que les choses se sont curieusement imbriquées. à un moment, je me suis dit qu’il fallait marquer le coup par rapport à Deleuze, car les idées qui traversent ses écrits ont été pour nous, et dès le départ, d’une importante radicale. j’avais une correspondance avec lui dans laquelle nous échangions des idées concernant, entre la musique. je lui envoyais régulièrement des disques, pas seulement nos productions et il m’en parlait. peu à petit j’ai eu l’idée de lui faire la surprise d’un disque sur lequel apparaîtraient les musiciens qu’il préférait. j’ai donc organiser la production sans lui en parler. tout cela se passait courant 1995. parallèlement, je me suis aperçu que de nombreux jeunes compositeurs se réclamaient de lui ou du moins connaissait sa pensée et s’en était servis (pas de meilleur moyen d’être dans Deleuze – se servir de la philosophie et tirer la tangente vers autre chose) Oval et Scanner ont fini leur morceau en été, Main, David Shea et Mouse on Mars en automne. j’ai écrit le texte d’introduction en septembre. on avait prévu la sortie de l’album pour début décembre. le 5 novembre, j’ai appris la nouvelle de sa mort par la radio. quelque chose en moi m’a dit: trop tard. reste que le témoignage existe. ce n’est effectivement pas un hommage. tout a été conçu dans la vie.
  • un hommage à Gilles Deleuze est sorti peu après celui de sub rosa sur le label allemand mille plateaux. ce disque nous apparaît moins cohérent, moins novateur. comment l’as-tu perçu?
  • le lendemain de la mort de Deleuze, Achim Szepanski nous a faxé un mot dans lequel il disait sa stupéfaction. il avait l’intention de faire un disque in memoriam et nous a demandé si l’on voulait y participer. Tobias Hazan, qui est très proche de nous, lui a envoyé un morceau composé dans la semaine. pour le reste ce sont effectivement deux objets et deux intentions différents.

Ainsi se poursuivait cette année de productions et de déplacements divers. Depuis lors, nous avons poursuivi nos chemins. Quelque chose s’est passé. Que dire d’autres ? Nous n’avons plus souhaité exploiter cette voie. Avons craint la répétition. La suite se fit sous d’autres formes mais non sous des auspices différents.

Série d’anneaux brisés. Sur le cliché

Dans sa chronique, le musicien et écrivain Michel Chion dans un numéro récent de R&C (Revue et corrigée # 58) dit régulièrement son exaspération face à l’affleurement des clichés. Faisant référence à un dossier publié dans le magazine français Télérama il épingle : un art-médiatique, ludique, « métissé », rhizomatique, deleuzien et informel. On se rend compte à quel point certains termes créés par Deleuze deviennent stériles à force de récupérations. Il suffit d’utiliser un de ses mots pour être deleuzien – deleuzien c’est-à-dire, surfant, cool, finalement. Cette terrible banalisation, de facto catastrophique, tend alors à être une mode qui elle même et bien vite passera, car c’est dans sa nature de passer. Un mot pousse l’autre, c’est ainsi. Sans doute attaquera-t-on sa pensée pour les scories qu’elle a pu produire. On ne peut concevoir cela que comme une retombée mal comprise d’un engouement (auquel j’ai bien malgré moi – et fort heureusement de façon très limitée – contribuer à produire).

Mon bouquiniste préféré m’avertit: de nos jours tout le monde veut du Deleuze – du Deleuze et de Guy Debord. Ils ont la côte. Habermas, l’école de Frankfort… vise le rayon, personne n’en veut. Pas plus que tous les livres plus difficiles… ça prend la poussière tout ça. Si je choppe un Deleuze, le lendemain, je l’ai vendu. Les jeunes en raffolent.

Ce jeu d’exclusive est en soi bien horrible et laisse présager un terrible « purgatoire ». Ça sent le rhizome par ici.

François Zourabichvili : Nous ne connaissons pas encore la pensée de Deleuze. Trop souvent, hostiles ou adorateurs, nous faisons comme s’il suffisait qu’ils nous touchent pour que nous estimions les comprendre à demi-mots, ou comme si nous avions déjà fait le tour de leurs promesses.

Expérimenter et voir ailleurs. Sinon voici revenir la méchante forclusion des familles. Penser en marchant. C’est ce qui me vient.

Percées

Faire de la philosophie par des moyens non philosophiques. Par la peinture, l’art, certes – Rothko, Neuman, Judd… les exemples sont trop nombreux, par le film – aucun doute possible (lui, parle du Temps à travers le cinéma), par le roman ou l’écrit fragmentaire : Proust et Kafka ont été des modèles philosophiquement utilisables pour Deleuze, par la création d’un catalogue de musiques et de documents, un petit quelque chose peut changer de nature.. Toute l’œuvre de Deleuze pousse à ces percées.
L’idée d’une continuité écrivait-il dans une de ces dernières lettres envoyées en été 1995. Une forme de continuum s’établit à travers des espaces de natures différentes.

Une forme renouvelée d’éblouissement.

Après quelques mauvaises retombées assez récentes, des retombées ou des resserrements, on est davantage dans la communautarisation forcée des voix. Disons, pour l’exemple, la communauté des plasticiens qui font des travaux sonores et des vidéos principalement abstraites dans des galeries qui étaient primitivement consacrées à l’art minimaliste. Il existe une multitude de catégories de ce type, et chacune a son empereur, ses seconds couteaux, ses traîtres.

L’idée perforique proposée est plutôt celle de transpercer les genres et les catégories telles qu’elles se sont structurées dans l’histoire. Rappelons une fois encore les déclarations de Markus Popp à l’époque de la Deleuze Unit, celles où il ne se sentait pas plus musicien que vidéaste mais seulement « créateur d’un process qui produisait indistinctement du son et de l’image ». Cet exemple vaut pour d’autres notions. Il faut à toute force transcender les catégories – parfois très légèrement.

Plateau, région continue d’intensité

Ritournelle (du retour sans fin toujours autre)

Forces du chaos, forces terrestres, forces cosmiques : tout cela s’affronte et concourt dans la ritournelle. (in Mille Plateaux)

L’idée de ritournelle dans son sens large n’est pas que musical ou sonore, mais tout agencement qui tend à une territorialisation. Ça commence avec l’exemple donné de l’enfant qui dans le noir, loin de la maison, chante pour se créer un territoire.

Ce qu’en dit Deleuze : 1. Chercher à rejoindre le territoire pour conjurer le chaos (cf. premier exemple) 2. Tracer et habiter le territoire qui filtre le chaos. 3. S’élancer hors du territoire ou se déterritorialiser vers un cosmos qui se distingue du chaos. (in Mille Plateaux)

Cette triade que l’on peut imaginer simultanée aussi bien que différée marque finalement une sorte d’aller et retour mais dont le changement n’aurait de cesse. On ne revient pas comme on est parti.

La grande ritournelle s’élève à mesure qu’on s’éloigne de la maison, même si c’est pour y revenir, puisque plus personne ne nous reconnaîtra quand nous reviendrons (in Qu’est-ce que la philosophie)

Une notion qui s’oppose à l’esprit de finitude.

Prise dans son sens restreint, la forme-ritournelle relance avec une force proprement illimitée la fonction de la musique. Elle la relance même au-delà du possible.

Il n’y a pas d’oreille absolue, le problème, c’est d’avoir une oreille impossible, c’est-à-dire, rendre audible des forces qui ne sont pas audibles en elles-mêmes. (dans une intervention à l’Ircam, 1978)

Par l’action d’une musique à inventer, on donne une voix à un peuple à venir. On tend vers quelque chose d’inouï.

Produire une ritournelle déterritorialisée, comme but final de la musique, la lâcher dans le Cosmos, c’est plus important que de faire un nouveau système (in Mille Plateaux)

Remplacer « musique » par tout autre chose (écriture, film, art, travail, politique, désir). Aucune formule possible, rien sur une marche à suivre généralisée, on est ici dans l’énergie d’une perspective inédite. Cela évite l’attachement à une forme primordiale, à tout étouffement. Bien qu’on ne se sente pas de taille pour la tâche à accomplir. On se dit : il est temps de créer ses propres topologies.

A travers ces notes, j’ai surtout voulu mettre en exergue une pratique plus que tout autre chose, une pratique issue d’un ensemble de concepts comme réservoir de possibles. Incidemment, je fais part de l’expérience qui en résulta. Ça se poursuit. Sans doute ça se poursuit ailleurs. Dans le dehors.

Et c’est ainsi que 1000 choses restent à dire sur Gilles Deleuze. 1000 restent à faire à travers lui.

Une rencontre, souvenez vous d’une rencontre.

Une puissance qui perfore.

Guy Marc Hinant
Bruxelles, Février 2005