William S. Burroughs : les enregistrements > percées dans la chambre grise.

un article publié par Le Magazine Littéraire #542, avril 2014

A l’énoncé de son nom apparaissent son visage et sa voix. À chacun de parler d’où il se tient. J’ai principalement vu Burroughs, tirant ses feuillets d’une table de lecture, récitant d’une voix basse et traînante ses textes les plus récents, ses ‘routines’, ou se pencher vers l’enregistreur, bandes magnétiques se déroulant, faisant résonner dans la pièce ses expérimentations anciennes.

De fait, c’est ce qui l’occupa en même temps que l’écriture de sa trilogie Nova, liée à la brisure du sens par la mise en pratique du cut-up (du fold-in, du inching, du drop-in et de toute autre méthode liée à la coupure, à la pliure, à la déformation, à la découpe) : The Soft Machine (1961, revue en 1966), The Ticket That Exploded (1962, revue en 1967) et Nova Express (1964). Nous sommes alors au coeur de l’expérimentation sonore, mais une exploration qui ne concerne pas la sonorité elle-même (telle qu’elle serait la préoccupation d’un musicien, d’un artiste sonore) – les visées sont autres : faire bifurquer le sens, renverser la logique de la bande magnétique et du discours qui s’y attache dans son déroulement chronologique – trouver dans ses propres mots concassés et sa réorganisation, un autre agencement de sens, un sens plus vrai surgissant de ce cut. De la coupure surgit le futur et la vérité du message est révélée. Toute linéarité est brisée. Si la pièce est plastiquement intéressante, c’est un bienfait collatéral qui ne fut pas cherché, bien que nombre de ces pièces soient d’une beauté fulgurante, rien ne fut accompli dans ce but. Par ce travail de décomposition, l’art et la magie émergent à nouveau d’une même source.

Et c’est Brion Gysin qui en 1958, dans la chambre n°15 de l’hôtel de la rue Gît-le-Cœur, voulant découper le support d’un dessin sur une pile de journaux, les entame avec la lame de son cutter et produit un premier cut-up, faisant part de son intérêt à Burroughs, ces textes perdant leur sens semblent en gagner un autre, il lui offre une technique que l’écrivain va pousser dans ces extrêmes retranchements – il va en faire le support illimité d’une destruction massive.

When you cut into the present the future leaks out.

Dans The Electronic Revolution, publié en 1970, il nous apprenait que la technique du cut-up servirait à s’attaquer aux discours politiques, à leur fausseté, les réduisant bientôt à leur inanité première, cela créerait une telle confusion dans la population que ça annihilerait d’emblée le contrôle psychique des individus par l’Etat.

Ces travaux sur le bande magnétique sont en premier lieu la manipulation du matériau le plus proche : sa propre voix, la lecture qu’il fait de ses propres fragments de textes (The Last Words of Hassan Sabbah (N) (première page mythique de Nova Express), Burroughs Called the Law (B), l’autre source la plus fréquente sont des enregistrements de sa voix mêlée aux sons de radios ou de télévisions (K-9 Was in Combat with the Alien Mind-Screens (B), Working with Popular Forces (B), Captain Clarck Welcomes You Aboard (N), Curse Go Back (B)). Plus rarement, mais les réussites sont d’une grande beauté, le travail sur l’infra-sens, l’infra-mince qui révèle la nature du matériau-bande-magnétique (Silver Smoke of Dream (N), Sound Piece (N), les deux pièces ont été créées en collaboration avec Ian Sommerville). A noter aussi une pièce plus tardive de 1971, dont le matériau est non plus la bande magnétique ¼ pouce mais de multiples cassettes (Present Time Exercises (N),). Par ailleurs, il fit des enregistrements des maîtres musiciens de Joujouka (Joujouka (N)), en présence d’Ornette Coleman, in situ, en 1973.

Cette pratique sur base d’enregistrements ne doit pas être vue comme une activité parallèle, elle est une clé pour saisir le travail de Burroughs en tant qu’écrivain et visionnaire – le corpus de son oeuvre ne se limitant pas à la choses écrite – c’est aussi sa voix, ses expériences avec le son, ses multiple scrapbooks, ses films réalisés avec la collaboration de Anthony Balch, ses toiles soudainement silencieuses (après la déflagration).

Sous l’égide de James Grauerholz, les années soixante-dix et quatre-vingt virent un regain d’activité de l’écrivain en tant que conférencier, c’est l’ère des lectures. Après les expérimentations, c’est la deuxième source des enregistrements disponibles.

La troisième, consiste à enregistrer la voix de l’écrivain dans le cadre d’une production musicale. Elles furent, pour quelques unes, le prolongement de son action, de sa façon, elles s’en éloignèrent cependant, parfois, inévitablement. Il est heureux que personne ne cru devoir prolonger l’expérience après 1997.
Le Burroughs découpant révèle le sens, sur une page, sur une piste magnétique, sur une image mouvante ou fixe, captant tout lecteur, auditeur ou spectateur vers son achronie – c’est-à-dire le monde tel qu’il se présente à lui et à travers son propre corps et tel qu’il se transforme. Cette percée dans la chambre grise est cette brèche qui entame toute réalité ancienne, la met en pièce, avec sa machine de contrôle et ses interdictions asphyxiantes – ces trouées révélant une sorte de miracle (aucune illumination ne se produisant en dehors de cette boîte « crânienne » – en réalité). Aussi, ces travaux se réalisèrent « en chambre », tout ce qui fut enregistré le fut « en chambre », chambres d’hôtel entre 1959 et 1965, principalement à Paris, Londres et New York. Une double chambre grise.

Typologie des voix.

Le creuset. Expérimentations sonores et cut-ups.
Nothing Here Now But The Recordings (Industrial Records, 1981, LP). Avec cette publication, Peter Christopherson, Genesis P-Orridge et James Grauerholz mirent au jour pour la première fois les expérimentations liées aux cut-ups (pièces notées N). Enregistrements de 1959 à 1965 (à l’exception d’une pièce de 1978).
Break Through In Grey Room (Sub Rosa, 1986, LP). L’autre disque essentiel de cut-up des premières années. James Grauerholz est derrière son organisation, avec l’assistance technique de Bill Rich et les nombreuses discussions que nous avions eu à cette époque avec William et James pour arrivé à cette édition (pièces notée B). Enregistrements de 1960 à 1976. Real English Tea Made Here (Audio Research Editions, 2007, 3cds). Compilé et présenté par Barry Miles et Colin Fallows. Expérimentations enregistrées principalement à New York en 1964 et 65.

L’adresse au public. Les lectures.
Call Me Burroughs (The English Bookshop, puis ESP, 1965, LP). Premier disque publié de Burroughs, en face A des extraits de Naked Lunch et en face B, de Nova Express.

A partir de 1972, John Giorno publie sur son propre label Giorno Poetry Systems une trentaine de disques issus de lectures et réunions diverses, plus de la moitié y intégraient l’ironie féroce de Burroughs. Notamment Totally Corrupt (compilation avec Charles Bukowski, Sylvia Plath, Michael McClure, Jackie Curtis, Imamu Amiri Baraka, Ken Kesey, Jackson Mac Low, Charles Amirkhanian, William Carlos Williams, Allen Ginsberg, Frank O’Hara…, 1974, double LP), A D’arc Press Selection (William S. Burroughs / John Giorno, 1975, double LP), The Nova Convention (compilation avec John Giorno, Patti Smith, Brion Gysin, Frank Zappa, Ed Sanders, John Cage, Anne Waldman , Allen Ginsberg & Peter Orlovsky, Timothy Leary, Les Levine, Robert Anton Wilson…, 1979, double LP), You’re The Guy I Want To Share My Money With (Laurie Anderson / John Giorno / William S. Burroughs, 1981, double LP) etc.L’ensemble de ces interventions de William S. Burroughs (+ Nothing here but the Recordings) a été rassemblé en 1998 sous le titre : The Best of William Burroughs From Giorno Poetry Systems (4 compact disques). Naked Lunch (Warner Bros. Records, 1995, 3 cds). Burroughs lit une dernier fois (et cela dure 160 minutes) le premier texte qu’il publia plus de 35 ans plus tôt.
10%: File under Burroughs (Sub Rosa, 1996, 2CDs). Produit par Frank Rynne et Joe Ambrose. Une courte conversation avec William Burroughs, entouré de Herbert Huncke, Brion Gysin, Paul Bowles, Terry Wilson, Marianne Faithfull, John Cale, Stanley Booth, Chuck Prophet, the Master Musicians Of Joujouka, Gnoua Brotherhood Of Marrakesh…
Enfin, dans Gerard Malanga – Up from the Archives (Sub Rosa, 2000, CD) compilation où se retrouvent Angus MacLise, Willard Maas, Charles Henri Ford Thurston Moore…, Malanga converse avec Burroughs dans un léger cliquetis de glaçons. De l’importance des rêves (en regard de ce qui est tenu pour Réel).

La voix de WSB telle qu’elle apparaît dans divers projets musicaux

Abandoned Artifacts / On the Nova Lark (Fresh Sounds Inc, 1981). Rare flexi-disque enregistré à Ramona Recording Studios, Lawrence, KS par James Grauerholz et Karl Hoffmann. Percussions et effets par Martin Olson (même équipe que sur la pièce suivante). Fresh Sounds Inc étant le label de Bill Rich (qui joue le rôle de producteur exécutif pour Break through in Grey Room.) The Five Steps sur la compilation Myths. Instructions # 1 (Sub Rosa, 1984, LP). Enregistré et mixé par Karl Hoffman et Martin Olson sous la supervision de James Grauerholz. Martin Olson jouant des percussions et effets électroniques. Sur le même disque se trouve un morceau de Mark Stewart + Maffia (ex The Pop Group), The Wrong Name and the Wrong Number, produit par Adrian Sherwood d’où surgit la voix incantatoire de Burroughs.
The Elvis Of Letters (Tim/Kerr Records, 1985, 12 inch). William S. Burroughs + Gus Van Sant. Quatre morceaux : Burroughs Break / Word Is Virus / Millions Of Images / The Hipster Be-bop Junkie. Le principe de la voix sur un fond musical est défini ici. Seven Souls (Virgin, 1989 LP) projet Material de Bill Laswell incluant la voix de Burroughs (le narrateur) dans les morceaux suivants : Ineffect / Seven Souls / Soul Killer / The Western Lands / The End of Words (projet lié à The Western Lands, publié deux ans auparavant)
Dead City Radio (Island Records, 1990). Une production brillante de Hal Willner (associé à James Grauerholz), un des projets les plus conformes à l’esprit de l’écrivain . Omniprésent, oppressant, sarcastique, accompagné par Sonic Youth, John Cale, Chris Stein, Donald Fagen, Lenny Pickett et des fragments anciens du NBC Symphony Orchestra. Ça débute avec le démoniaque A Thanksgiving Prayer et ça se termine 45 minutes plus tard avec Ich Bin Von Kopf Bis Fuss Auf Liebe Eingestellt, Burroughs chantonnant Marlene Dietrich, sombrant. On le sent chez lui, à Lawrence, dans l’intimité de ses soirées, là-bas. C’est ce qui se devine à l’écoute de ces récits apocalyptiques (cette sorte de maîtrise qu’il garde, même aux limites, le flux des mots reste âpre, tendu, la description impitoyable, toujours avec cet arrière-fond de perte irrévocable).
Spare Ass Annie And Other Tales (Island Red Label, 1993, CD). Egalement produit par Hal Willner mais exclusivement écrit et exécuté par The Disposable Heroes of Hiphoprisy. La voix de Burroughs s’intègre ici dans la rythmique implacable de Michel Franti et Rono Tse.
The « Priest » They Called Him (Tim/Kerr Records, 1993, 10 inch). La voix de Burroughs + dix minutes de guitare dissonante et feedback signées Kurt Cobain (un an avant sa mort). Un conte de Noël revisité.
Hashisheen – The End Of Law (Sub Rosa, 1999, CD). Projet ambitieux de Bill Laswell autour d’une des figures récurrentes dans la mythologie de l’écrivain, Hassan ibn al-Sabbah, « le vieux de la montagne », fondateur au IXème siècle de la secte des Assassins à Alamût, en Perse. Sur le morceau The Western Lands, on peut entendre, ensemble, Iggy Pop et William S. Burroughs. Le projet regroupe également : Hakim Bey, Ira Cohen, Genesis P-Orridge, Percy Howard, Sussan Deyhim, Lizzy Mercier Descloux & Patti Smith, Helios Creed…
J’ai énoncé ici vingt projets publiés de 1965 à 1999. C’est l’essentiel (bien que non exhaustif). Depuis les années 2010, bon nombre de lectures, conférences, ateliers d’écriture, peuvent s’écouter sur le Net.