Thomas & Brian were here…

texte publié dans pour Luna Park # 1, février 2003,
à l’initiative de Marc Dachy

Tôt encore, onze heures – tôt pour lui – le téléphone résonne dans la véranda, et va perforer l’air aux environs des oreilles de T. Bien peu de personnes connaissent l’existence de ce numéro. T. décroche, broyant de la main gauche la coquille d’un œuf gobé la veille et qu’il s’apprêtait à jeter dans le cône du café à passer (selon lui un démultiplicateur de goût). La voix est inconnue, lointaine – un journaliste. Qu’y aura-t-il après Vente à la criée du lot 49 ?

Il promet d’être discret, sait des choses sur lui, dans quelques jours, il sonnera trois fois et attendra que la porte s’ouvre et que le maître apparaisse. Il confirmera sa visite par téléphone. T., après avoir raccroché, se demande qui d’une maîtresse ou d’un ami trop « chargé » l’a trahi. – Ici, le New York Times, votre seul interview, l’unique, l’historique… (et la gloire pour un jeune journaliste aux dents longues pour qui l’investigation fouille-merde n’est qu’une étape vers une nouvelle forme d’écriture). Le jeune homme évoquerait – entre les lignes – la coquetterie de son anonymat, mais il saurait se la jouer subtil. Un écrivain connu, ayant deux livres acclamés – plus acclamés que n’importe quel autre, en réalité – pourrait-il continuer longtemps à se terrer, du moins, à se taire ? Un homme qui a écrit ce qu’il a écrit – sans supputer ce qu’il adviendra (notre homme n’a que trente ans) – peut-il rester un quidam, un individu comme un autre, allant prendre une bière ou plusieurs avec les habitués du coin ? Allait-il longtemps encore refuser la loi qu’ordonnent les media ? Pas d’interview, pas de rencontre, pas d’articles, pas de photos, pas une – pas même une photo de presse. L’énigme devait être percée et il se peut que ce soit Artus Nalys qui la percerait.

Trish, derrière son bar, aimait bien cet homme, secret mais disert, qui travaillait chez lui, la nuit, apparemment, quand il ne lisait pas ou ne buvait pas ou ne ramenait personne chez lui. Un homme grand, très grand, avec des dents de lapin et une moustache tombante, adorable avec elle, suspicieux parfois avec des gens qui ne sont pas du coin. Lui non plus n’est pas d’ici, d’où ? Personne ne sait trop. On suppose qu’il a été marin – on le sait même… plutôt, c’est comme cela, c’est un fait qui n’a jamais été confirmé, une sorte de présupposé. Disons qu’ici, on a des raisons de le penser. Les verres sont trempés trois fois dans l’eau savonneuse, deux fois dans l’eau claire, on décapsule et ça roule comme ça.

La caisse claire doit faire dr-rr dr-rr, on refait une prise. Une voix d’un haut-parleur du studio : « prise 23. mesure 18 ». Grésillement. « Le cor anglais ‘détaché’, un peu hors de la mélodie, la basse suit comme on a dit. Merci. » Les vieux de la vieille, la crème des studios Capitol, s’exécutent (ce gamin a ses idées). Hyper gentil, le poupon mais fêlé. Gravement. La voix de B. dans le haut-parleur : « on y va : 4 – 4 – 2 – 2 … »

À quelques rues de là, un camion rutilant déboule à nouveau toutes sirènes devant : les pompiers interviennent pour la troisième fois – au feu, le feu. Un hangar crame, c’est une entreprise de faux sapins de Noël qui flambe d’excellente façon !

Le néon se balance en clignotant de sept heures à minuit. Elle, arrive le matin et repart vers les trois heures ou démarre vers les deux heures et repart à la nuit noire. Et voilà Tom. Tom et son carnet. Personne ici pour relier ce carnet à l’activité de son propriétaire. C’est le moment de tenter une description de Trish – type caucasien, née dans la banlieue d’Austin, Texas. Cheveux longs et plats, châtain foncé tirant sur le noir (parfois décolorée), sourcils bien marqués, yeux verts virant au gris, grande, bras musclés, suffisamment athlétique pour être prise pour « une belle fille de la campagne ». Sa sœur est surnommée Crown, actrice mineure qui s’est déplacée vers la Californie de bonne heure (elle se fera tatouer le tatou éternel des gens qui voyagent sur les routes du Nouveau Mexique).

Pour ce morceau (ces fragments que l’on organisera plus tard), Brian porte le casque métallique des pompiers de l’Etat de Californie, certaines harmonies lui font penser à du feu – cette magie (et l’acide qu’il absorbe) crée du feu. Atteindre à la flamme par les liens mystérieux des harmonies. C’est ce qu’il tenta jusqu’à ce qu’il fut persuadé être responsable des incendies de L.A. Ce fut alors la fuite en avant, la destruction, dans un état de fébrilité indescriptible, des bandes magnétiques enregistrées lors de ces sessions – le simple effacement, piste après piste, jusqu’au silence. Le léger chuintement des bandes 1-pouce tournant dans le vide.

Le petit malin d’Artus perce la combinaison – un : il a le téléphone et il s’en sert (une ancienne qui… – le coup classique, une indiscrétion dite de ‘post-édredon’), deux : une adresse plausible (dès lors, son déplacement zélé vers L.A.). Mais avant cela, l’appel promis pour fixer un rendez-vous – l’appel de trop. Monsieur Thomas envisage l’impromptu d’une petite visite hors de Manhattan Beach, L.A, Fissa.

Le soir, Trish, dernier verre. Thomas est là. Ils parlent dans la fraîcheur du soir. Rien que trois cocktails. Pas l’effondrement, la discussion, un rien vive, à la lisière de la gaieté. Le lendemain, il sera ailleurs.

Les deux frères Wilson et le cousin Love lui font face – il va falloir faire marche arrière. Séance tenante. Déjà l’année dernière, l’album Pet Sound a fini dans la houle – l’inenvisageable. Ainsi, plus de surf, plus de beach party, seulement la lente dégradation de l’amour :

de
F
Wouldn’t it be nice if we could wake up
Bb Gm7
In the morning when the day is new

et

  Db9                  Abm7
    Don't talk, put your head on my shoulder

à

Cm7 F6/C Cm7 F Bb/C /Bb /Ab /G
I guess I just wasn’t made for these times

et à

Ebm7 Ab7 Dbmaj7 Cm7 F7 Bbm
Heart, I want to go and cry, it’s so sad to watch a sweet thing die…

Maintenant c’est pire, ces fragments épars sont vus par Brian à travers les synapses tordues par le diéthyl-amide de l’acide lysergique. L’entropie augmente. Il détruit ou exige de nous que nous chantions I love to say DADA. Il nous fait jouer des percussions avec des légumes (principalement poireaux et carottes) devant Paul Mc Cartney ! (son « jumeau astral » dixit, né deux jours plus tôt, la même année). Pour nous, c’est un sabordage pur et simple devant celui à qui il voue un culte (en même temps qu’il le jalouse au-delà de toute mesure). Notre avocat envisage donc pour « le bien commun » une plainte légale pour arrêter les frais, le mettre momentanément hors d’état de nuire. Peut-être l’internement. Nous avons nos noms et notre réputation, nous avons notre public et nous avons le reste (on vous expliquera quoi).

Le 23 mai 1967, Thomas a fui son bloc. Coup de téléphone résonnant dans une maison vide. Calling from New York. Artus se ronge le poignet. Rien. Notre homme s’est à nouveau rendu invisible. Onze heures, Trish, seule, éteint le néon et claque la porte du bar. Brian, une lettre d’avocat pliée dans sa poche, du valium en vrac dans l’autre, croit avoir une petite faim. Il marche vers l’océan.

Santa Monica Bay, à trois blocs de l’Ocean Front Walk, une pizzeria avec tuiles et four, telle qu’il commence à en fleurir ici. Le néon vert indique un Sal & Ray ‘s grésillant. C’est presque vide, il est tard, ça sent la fermeture. Un homme est assis à son poste d’observation, sa pizza à moitié mangée devant lui. Il essuie sa moustache, esquisse un sourire dans le vide. Ce serait une idée : faire tenir un livre de huit cents pages dans l’espace réduit d’un V2 qui tombe ou d’une coupole de verre qui s’effondre, la nuit, dans ce qui est encore le silence… L’écart de temps entre les 300.000 km/s de la vision et le petit 1.234 km/h du son. Un couple s’en va, un dernier hésite. Un homme corpulent, portant une casquette et un t-shirt bleu ligné de blanc, cheveux plats, mi-longs, peau très blanche, rouflaquettes sur le roux, l’air résolument ailleurs, s’annonce devant la grande vitrine, regarde en arrière, choisit d’entrer, commande à la caisse et va s’asseoir à deux tables de l’échalas. Thomas le regarde croyant reconnaître quelqu’un, c’est assez vague. Ce gars a commandé trois pizzas pour lui seul et trois Budweisser mais ne les entame guère. Il se contente de fixer la rue de biais. Tom voit la scène sans l’inscrire. Des voitures vont et viennent sur le boulevard maritime, la nuit s’engage dans la pluie ; l’arc des gouttes autour des pneus. L’apaisement des tourments, en ces secondes-là. Plus de musique, plus un bruit, seulement la vitre donnant à voir le ralenti de ces jets d’eau obliques. Pour ces deux hommes – regardant la même chose au même moment, ignorant tout l’un de l’autre, ensemble néanmoins – le temps a suspendu son cours.