Rochers errants (11 fragments pour Thanasis)

Ulysse et les Sirènes Fresque de Pompéi,
milieu du 1er siècle AJC, British Museum

publié dans le livre-album Sirens de Novi_sad & Ryoichi Kurokawa, April 2016

Le chant des sirènes faisait dévier les marins de leur route et les dirigeait vers les rochers, le chant ainsi écouté finissait dans les déboires d’un naufrage et les affres de la mort. Seul Ulysse, prévenu du danger par Circé, fit plâtrer de cire les oreilles de ses marins. Ainsi attaché à son mat (se débattant ? souriant ? hurlant ? suppliant ? ordonnant ? en extase ?) – il fut le seul être humain à rester en vie après l’écoute d’un tel chant.

Une harpe éolienne avait été construite par un voisin, le soir s’entendait quelque vocalité, des plaintes. C’était une simple boîte en bois et quelques cordes, placée dans un arbre. Bien que l’on sut où elle avait été placée, il était difficile de localiser les sons, si bien qu’à plusieurs moments, surtout le soir ou la nuit, elle nous sembla avoir été déplacée (cependant qu’elle était toujours au même endroit).

Être dans les feuillages, littéralement, dans ces chants, nous offre une chance d’écoute de l’aléatoire alliée à la précision. Le changement de localisation recrée un monde légèrement différent. À demi-endormi à la cime d’un chêne. Aucun son ne provient des villages environnants. Chants par vagues ou par échos, l’un chante puis l’autre reprend, le premier (ou un autre encore) répond plus longuement jusqu’à ce que tout retourne dans un silence relatif.

Circé a simplement signifié à Ulysse qu’il ne fallait qu’il écoute « leur chant clair ». On n’a pas à décrire le raclement des pourceaux.

À la lisière de l’endormissement, les élytres d’un insecte qui rencontrent une vitre, le coup de cuillère sur une sous-tasse vous fait sursauter, le coeur battant.

Le bateau ne perdit pas son cap. Ainsi le vit-on contourner les rochers errants du détroit de Messine. Ni déferlantes de Charybde, ni pic déchirant de Scylla – et le chants muets des divinités léthifères.

Je perçus des fréquences électriques à travers des acouphènes dues à un concert de la veille, j’ignorai longtemps si ce son avait une réalité ou pas. J’entrai dans la cuisine, et là, je vis un papillon de nuit se cogner à une ampoule électrique.

Longuement, les rames s’abattent ensemble, le vaisseau laissant derrière lui une voie royale qui s’efface dans de minuscules remous. Rien d’autre et le soir tombait.

Après l’écoute de minuscules détails et le vacarme sans appel des hauts concerts, que reste-t-il sinon le son qui ne pourra s’entendre qu’à travers l’ultime passage? l’ultime passage ou la ruse. La ruse de la cire que l’on administre aux autres alors que nous sommes seul sur le mât. Car une telle sonorité ne pourra s’écouter à deux – ni celle-ci, ni l’ultime.

Il avait été prédit aux Sirènes qu’elles périraient si elles ne pouvaient retenir, ne serait-ce qu’une seule fois, toute embarcation passant dans leurs parages.

Vue du détroit de Messine avec ses pylônes électriques, le passage continuel des cargos de différents tonnages. Courants qui ne peuvent rien, grotte rebouchée etc.

(à divers moments, conclusion en septembre 2014)

Wandering Rocks (11 Fragments for Thanasis)


The sirens’ song would make sailors change their course and lead them to rocks ; the song heard concluded with the woes of shipwreck and the throes of death. But Ulysses had been warned by Circe, so he had his sailors fill their ears with wax. Tied to the mast (fighting? Smiling? Screaming? Supplicating? Ordering? Ecstatic?), Ulysses is the only man who heard the sirens’ song and lived.

A neighbour had built an eolian harp, and at night you could hear vocalizations, like a lament. It was just a wooden box with a few strings attached, placed in a tree. And although we knew where it was, the sounds it made were difficult to locate. On several occasions, especially in the evening or at night, we got the feeling that someone had moved it – but it always stayed in the same spot.

To be amidst the leaves, literally, amids these songs, gives us an opportunity to listen to randomness paired with precision. Relocation recreates a slightly different world. Half-asleep at the top of an oak tree. No incoming sound from neighbouring towns. Songs by waves or echoes; one sings, someone else picks it up; the first singer (or a third one) utters a longer reply, until the night returns to its relative quiet.

Circe simply had to tell Ulysses not to listen to “their clear song.” No need to describe the scoffs of pigs.

On the verge of falling asleep, the sound of an insect’s elytrons making contact with a windowpane or a spoon hitting a saucer will make you jump, heart pounding.

The ship stayed on course. It was seen going around the wandering rocks of the detroit of Messina. No tidal wave from Charybdis, no ripping peak from Scylla – and the mute songs of lethal divinities.

Through a tinnitus caused by last night’s concert, I picked up electrical frequencies. For a long time I didn’t know whether that sound was real or not. I went to the kitchen, and, there, I saw a moth hit a light bulb.

Oars strike the water in unison, again and again, and the ship leaves behind it a royal way that fades away as the water washes over it. Nothing else, and the night was falling.

After listening to tiny details and the inescapable racket of high-decibel concerts, what do we have left, except the sound that will only be audible through the ultimate passageway? The ultimate passageway, or a ruse. The trick of the wax administered to others while you stay tied to the mast. For such a sound could not be listened to with someone else – neither this one nor the ultimate one.

The Sirens had been told that they would perish if they failed to stop any ship headed their way.

A view on the detroit of Messina, its electricity pylons, cargo ships of various sizes passing by. Currents that have no power anymore, a sealed grotto, etc.

(at various times, but completed in September 2014)